dimanche 3 décembre 2017

Emilie de Turckheim : LE JOLI MOIS DE MAI, Ed. Héloïse d'Ormesson, 2010


Cinq personnes n'ayant de prime abord aucun lien entre elles, sont convoquées par un notaire pour procéder à l'exécution du testament d'un petit propriétaire terrien. Le valet de la maison les accueille en compagnie d'un valet de ferme défiguré et bègue.

Malgré un déroulé bien construit pour amener le fin mot de l'histoire petit à petit, le choix de l'auteur de la faire raconter dans un mauvais français délibéré m'a profondément agacée. 

"Je sais que l'hospitalité préférait que je reste dans le salon pour écouter M. Truchon pleurer et le commandant Lyon-Saëck le soupçonner, mais j'ai dit pardon je dois m'absenter à cause que Martial fait rin qu'à pleurer, je vais lui soigner son vague à l'âme et je reviens juste après."

A aucun moment la phrasé du narrateur sonne jute. On a toujours l'impression que l'auteur a voulu faire "peuple". Et cela gâche tout le plaisir de la lecture.

Un tout petit roman - laissé dans ma chambre d'hôte - vite lu, et qui sera vite oublié.


mercredi 18 octobre 2017

Mario Vargas Llosa : LES CHIOTS, Gallimard, 1974 et 1991


Tiré d'un recueil de nouvelles intitulé Les Caïds et publié en 1959 cette petite nouvelle serait passée inaperçue si elle n'avait été reprise dans la collection à 2 € de Folio.

Si le thème de la bande de gamins qui font les "400 coups" et qui finissent par grandir ensemble a été maintes fois traité, ce qui frappe surtout dans cette nouvelle-ci c'est le style d'écriture choisi par Vargas Llosa. Dans la même phrase, il passe du narratif au dialogue, ce qui donne un rythme incroyable à sa prose. Jugez-en plutôt.

"Le premier à avoir une fiancée fut Lalo, alors que nous étions en seconde. Il entra un soir au Cream Rica tout jovial, eux qu'est-ce qui t'arrive et lui, radieux, faisant la roue et se pavant : j'ai levé Chabuca Molina, elle m'a dit oui On est allés fêter ça au Chasqui et, au second verre de bière, Lalo, qu'est.ce que tu lui as dit en te déclarant, Cuéllar commença à devenir un peu nerveux, lui avait-il pris la main? casse-pieds, qu'est-ce qu'elle avait fait Chabuca, Lalo, et questionneur, tu l'as embrassée, dis ?"

Le propos en lui-même n'est pas le plus important et reste assez banal, mais je me suis amusée à entrer dans cet exercice de style digne d'un Raymond Queneau.

lundi 16 octobre 2017

Mario Vargas Llosa : LE REVE DU CELTE, Gallimard, 2010


Un roman passionnant qui m'a fait découvrir la vie de Roger Casement (1864-1916), diplomate britannique, qui, après avoir cru à la mission civilisatrice de la colonisation, notamment au Congo Belge, en a dénoncé la brutalité, l'esclavagisme et le racisme. Envoyé ensuite en Amazonie il en a ramené un rapport sur l'exploitation des autotochnes par l'industrie du caoutchouc. Revenu en Angleterre, il établit un lien entre la colonisation et la situation de son île natale, l'Irlande et s'engage dans la lutte pour l'indépendance. Il est condamné à mort, après avoir fait le pari que si l'Allemagne attaquait l'Angleterre, cette dernière serait affaiblie et ne pourrait pas résister à la poussée nationaliste irlandaise. La publication de ses journaux intimes, dans lesquels il relatait avec plus ou moins de fantasmes ses relations homosexuelles, a amplement influencé le refus de commuer sa peine de mort en détention à perpétuité.

"Dans ces circonstances, pensa Roger, les indépendantistes devaient rechercher la solidarité de l'Allemagne. Les ennemis de nos ennemis sont nos amis et l'Allemagne était le rival le plus caractérisé de l'Angleterre. En cas de guerre, une défaite militaire de la Grande-Bretagne ouvrirait une possibilité unique pour l'Irlande de s'émanciper. Ces jours-là, Roger se répéta bien des fois le vieux proverbe nationaliste : "Le malheur de l'Angleterre est le bonheur de l'Irlande."

Un roman dense, intéressant, qui nous fait voyager d'un continent à l'autre, mais aussi dans une période de l'histoire phagocytée par la grande guerre et que je connaissais, pour ma part, assez mal. 

Je ne m'attendais pas à voir ce type d'ouvrage sous la plume de Vargas Llosa dont j'avais surtout retenu la légèreté de ses écrits de jeunesse.

samedi 22 juillet 2017

Yasmina Khadra : LES HIRONDELLES DE KABOUL, Juillard, 2002


De la lapidation d'une femme pour cause de prostitution tout au début à celle d'un homme pour cause de démence tout à la fin, ce roman nous entraîne dans la spirale de horreur de la vie quotidienne en Afghanistan, juste après la fin de l'occupation russe et au moment de l'installation de la dictature que font régner les talibans sur les corps et les esprits.

On a beaucoup dénoncé l'obligation faite aux femmes de porter le tchadri, "ce monstrueux accoutrement qui la néantise" et Khadra n'est pas en reste, mais son roman va plus loin, beaucoup plus loin. A travers l'histoire de deux couples de conditions bien différentes, deux couples qui s'aiment, il développe une condamnation sans appel du régime des talibans. Il en démontre les outrances et les effets destructeurs sur une population réduite à un état infra-humain.

"Longtemps, je m'étais faite à l'idée que ton coeur s'était fossilisé, que plus rien ne pourrait faire frémir ton âme ou te faire rêver. Je t'ai vu, jour après jour, devenir l'ombre de toi-même, aussi insensible à tes déconvenues qu'un rocher à l'érosion en train de l'effriter. La guerre est une monstruosité et ses enfants ont de qui tenir. Parce que les choses sont ainsi faites, j'ai accepté de partager ma vie av quelqu'un qui n'ambitionnait que de courtiser la mort. Au moins, de cette façon, j'avais une raison de croire que mon échec n'était pas de mon ressort. Et puis, cette nuit, j'ai vu de mes propres yeux, l'homme que je croyais irrécupérable se prendre la tête dans les mains et pleurer. J'ai dit, c'est la preuve qu'une lueur d'humanité subsiste encore en lui. Je suis venue souffler dessus jusqu'à ce qu'elle devienne plus vaste que le jour."

Mais Khadra n'oublie jamais l'ironie, celle qui sauve, qui offre une revanche, qui permet, tout du moins d'essayer, de se relever, et c'est bien le tchadri qui permettra à l'une des deux femmes de sauver l'autre, en trompant leurs persécuteurs.

Un roman important, presque comme toujours, avec Yasmina Khadra.

vendredi 21 juillet 2017

Eric-Emmanuel Schmitt : LA NUIT DE FEU, Albin Michel, 2015



Un livre qui m'a surprise et surprise en bien. Je ne m'attendais pas à lire une "aventure" autobiographique et encore moins un voyage initiatique à la rencontre de ce qu'à défaut de mieux, Eric-Emmanuel Schmitt appelle Dieu.

Parti dans le Hoggar en préparation d'un documentaire sur Charles de Foucauld, l'auteur nous raconte sa découverte du désert, dans le cadre d'un petit groupe de personnes disparates. Ils sont guidés par un Touareg sans âge, qui le fascine dès le premier abord. 

Une phrase l'obsède : "Quelque part mon vrai visage m'attend".

"Que signifiait-elle ?
Je supposais qu'elle illustrait mes soucis : depuis un an, je cherchais ma place dans la vie, ma fonction, mon métier. Cette retraite au désert allait me permettre de progresser. Devrais-je continuer mes spéculations philosophiques ? Et lesquelles ? Devais-je plutôt investir l'enseignement ? Devais-je me dédier à l'écriture ? Bref, étais-je un érudit, un penseur, un professeur, un artiste ? Autre chose encore ?  Autre chose ou ... rien ? Rien peut-être... (...)
Aujourd'hui, en rédigeant ce paragraphe, je distingue mieux la question car je possède la réponse qui allait m'être fournie trois jours après... d'une façon bouleversante. Mais n'allons pas trop vite."

La suite du récit nous apprend les circonstances qui lui ont apporté une début de réponse.

Ce qui aurait pu être un ouvrage pesant et présomptueux, lourd de sentences et d'explications, reste, pour notre plus grand plaisir, un roman, une tranche de vie, une réflexion personnelle profonde sur le sens de sa destinée, sans jamais essayer de vous convaincre, encore moins de vous "convertir".

J'avais un peu mis de côté cet auteur, ayant l'impression que la notoriété et le succès l'avaient entraîné dans une surproduction effrénée. Je le retrouve avec plaisir et beaucoup d'intérêt. 

dimanche 18 juin 2017

Christos Chryssopoulos : UNE LAMPE ENTRE LES DENTS, Actes Sud, 2013


Christos Chryssopoulos, né en 1968, est un auteur prolifique, mais je ne le découvre que maintenant, avec ce livre qui porte en sous-titre la mention "Chronique athénienne".

Sa démarche est personnelle et particulière. Au fond il se demande comment être écrivain (de fiction) quand la réalité vous cerne de toute part. Cette réalité, c'est celle des rues d'Athènes (pas la touristique) où la crise se voit et se mesure au nombre de sans-abris, de paumés et de décalés qu'on y croise. Il arpente les rues de son quartier, il prend des photos, il s'arrête parfois à la gare routière, où il retrouve, plusieurs jours de suite, A. avec qui il entretient une conversation où la curiosité et la gêne se mêlent à l'empathie. Rentré chez lui, il transcrit les dialogues comme il s'en souvient.

"- Tu dors où, d'habitude ?
- Dans la rue. Sur des cartons... Dans le parc... J'ai dormi aussi sur des bancs et j'ai mangé à la soupe populaire. Durant des mois je n'ai même pas pu me laver. Personne n'embauche un type de cinquante ans. Encore moins quand il pue à cause de la crasse. Ensuite, j'ai fait le ramassage des cartons pour le recyclage. J'ai un certificat médical comme quoi j'ai une maladie chronique." (...)
- C'est bien, qu'on parle.
- Comment ça ? ai-je demandé, surpris.
- Oui. Ca fait du bien de parler à quelqu'un."

Mais au-delà du factuel,  il développe toute une réflexion sur la ville  (sa ville) , le fait de marcher dans ses rues et l'acte d'écrire. 

"Car si étrange que cela paraisse, les villes ne sont pas responsables du récit qui est fait d'elles. La création d'un objet collectif et anonyme qui s'appelle ville est l'affaire des citoyens.
Plus exactement, ce sont les flâneurs qui écrivent le texte de la ville. Ce sont eux qu'il faut interroger sur les mots qui expriment l'Athènes d'aujourd'hui. Ils évoluent toujours en prise avec le sol. Sur la base, à la racine de la ville. Et l'ironie est que ces gens  écrivent le "texte de la ville" sans même pouvoir le lire. Ils écrivent en un sens, sans en avoir conscience, puisqu'ils composent un texte collectif. Une sorte de cadavre exquis".

Plus qu'une chronique, plus qu'un livre, ce que je tiens entre les mains me fait penser à une performance alliant l'écriture et la photographie dans un but non pas artistique mais de témoignage.

Un livre écrit en 2011, au tout début de la crise grecque, mais la situation ne s'est pas améliorée et le chiffonnier qui fouille une benne à ordures avec une lampe entre les dents n'a pas disparu.

mardi 16 mai 2017

S. Corinna Bille : LE MYSTERE DU MONSTRE, Editions du Verdonnet, 1967


Un conte que S. Corinna Bille dédie à ses enfants. Elle l'écrit, comme elle le leur racontait, en y intercalant les questions et les exclamations des petits. 

En Valais, une bête décime les troupeaux de moutons et s'en prend même aux vaches, mais ces dernières semblent la décourager. La rumeur publique enfle, tous les journaux  en parle, des journalistes viennent même de l'étranger. 

Plusieurs témoins disent l'avoir entrevue. Les suppositions vont bon train, du lynx à la panthère en passant par la hyène. 

"Le troupeau de génisses noires broute, paisible, son gazon parfumé; sur un roc est assis à côté du petit berger notre Hilaire, tout pensif. Votre oncle René-Pierre tire de son sac une bouteille de fendant...
Alors, Hilaire, il paraît que tu l'as vu ?
Hilaire secoue sa grosse tête et sourit de son étrange sourire triste :
A toi, je le dis (mais garde le secret !): je l'ai pas vu.
Tu ne l'as pas vu ?
Non.
Et pourquoi tu as dit que tu l'avais vu ?
J'avais envie de rentrer au village... Mais quand tous ces messieurs de la Gendarmerie sont venus me poser des questions, je t'assure : j'étais embêté."

(...)

C'est lui qui l'a tué ? demande Blaise.
Non.
Qui alors ?
Attends. De plus en plus, on parlait du Monstre.(...)

Comme vous l'aurez compris, le suspens n'existe que pour les petits, car la bête de ce "conte" a bel et bien existé.

L'édition que j'ai entre les mains a été illustrée par Robert Hainard, un artiste bien connu en Suisse. 

Robert Hainard - Couple de loups marchant

lundi 15 mai 2017

S. Corinna Bille : EMERENTIA 1713, Ed. Zoé, 1994


Ce court récit reprend celui de la "Petite Mérette" que Gottfried Keller, autre auteur suisse, avait écrit entre 1853 et 1855. Mais S. Corinna Bille l'inscrit dans le Valais, au début du XVIIIe siècle, alors que le Rhône n'était pas "corrigé" et que la plaine était soumise aux débordements du fleuve. 

C'est l'histoire d'une gamine de 7 ans, orpheline de mère, et qui dès lors, refuse de dire ses prières. Son père, mais surtout sa belle-mère, s'en débarrassent et la placent à la campagne auprès d'un prêtre à la cruauté dont l'imbécilité égale la frustration. Ce dernier tient un journal.

"J'ai bien reçu, ce jour, de la haute et pieuse dame de M., la pension due pour le premier trimestre, que j'ai aussitôt quittancée et portée en compte.Par après j'ai administré à la petite Mérette (Emerentia) sa correction régulière de la semaine qui a été plus rude, parce que je l'ai couchée sur le banc et fouettée avec une verge neuve, non sans lamenter et soupirer vers le Seigneur, pour qu'il veuille bien mener à bonne fin la triste besogne. En vérité, la petite a poussé des cris douloureux et demandé pardon avec humilité et désolation, mais elle ne s'est pas moins obstinée dans son endurcissement et elle a fait mépris du livre de messe mis sous ses yeux par moi pour son étude."

Ce qui justifie la reprise du thème par S. Corinna Bille, c'est le rapport empreint de poésie qu'elle établit entre la "sauvagerie" du fleuve et le lien que la petite fille entretient avec celle de la nature, au point que très vite, on murmure dans le village que c'est une sorcière.

"Sur le Rhône apparurent des troncs noircis; des serpents qui s'enfonçaient, se dressaient soudain retenus par les pierres, repartaient repris par les remous.
Sur les rives, au risque de s'enliser, les paysans tiraient à eux à l'aide de perches munies de crocs ces épaves. Le fleuve s'étendit encore, les marécages se dédoublèrent. D'eux s'élevaient des brouillards allant aussi vite que le vent. Un roulement de nuages au-dessus du roulement des eaux. ça faisait autant de tapage que l'invasion des armées. 
Au loin, criaient les oies, des cris méchants, lacérés comme les joncs."

Tout le plaisir est dans la lecture de cette prose si poétique. En quelques mots, quelques phrases, l'auteur crée l'atmosphère d'un univers pas si lointain, où la bienséance, le respect des dogmes religieux, la crainte mêlée de respect des populations paysannes envers les nobles de la ville, pouvaient engendrer les assassins d'une fillette en proie à la révolte.

vendredi 12 mai 2017

Jacques Chessex : L'OGRE, Grasset, 1973


En visite chez ma mère pour quelques jours, je profite de sa bibliothèque, pour retrouver cet auteur suisse, qui obtint le prix Goncourt avec cet ouvrage.

Emblématique de son oeuvre, ce roman nous plonge dans l'univers tourmenté de Chessex. Jean Calmet, un enseignant de latin au Collège de la Cité à Lausanne, assiste à l'incinération de son père avec une impression de soulagement. Enfin, celui qu'il a tant aimé ne sera plus là pour le rabaisser et le traiter de haut.  

Et pourtant, malgré les cendres bien enfermées dans l'urne déposée au columbarium du cimetière, le regard inquisiteur et justicier est toujours présent, au point de rendre le pauvre professeur impuissant au propre et au figuré. S'il croit trouver un peu de répit auprès de la toute jeune femme qu'il rencontre dans son café préféré, cela n'est que de courte durée et le poids de l'autorité abusive du père s'impose à lui quoi qu'il fasse. 

L'ogre de son enfance le poursuit. Il se rappelle le jeu tant de fois répété.

Fontaine de Berne que Jean Calmet
revoit à l'occasion d'une course
d'école avec ses élèves
"- Pourquoi restes-tu planté devant moi ? s'écrie le docteur qui fixe Jean Calmet dans les yeux en mastiquant sa viande à grandes dents. Un silence pendant lequel les yeux farouches ne le quittent plus.
- Je vais te manger si tu ne t'enfuis pas. Je vais te manger pour mon souper, mon pauvre Jean !
Jean Calmet ne peut pas s'enfuir. Il n'en a pas envie non plus. Il connaît la suite, il l'attend. Il frémit de plaisir et de peur en y songeant. (...)
- Ah, ah, ah, le gros monsieur va manger le petit garçon qui traînait dans la forêt !
Le docteur grimace toujours. Tout à coup avec une agilité incroyable, il lance la patte, attrape Jean Calmet par le collet, l'attire à lui, le ploie sur ses genoux et pose la lame froide sur sa gorge.
- Alors, mon agneau ! crie le docteur. On va lui couper la garguette ! On va le saigner, ce mignon ! (...)
Le bourreau grogne et gronde. La victime s'abandonne et se pâme de plaisir. Au fond de la pièce, dans l'ombre, Mme Calmet, immobile, contemple la scène rituelle d'un regard fixe et sans expression." 

Chessex interroge le rapport à l'autorité paternelle, à la passivité maternelle, à la difficulté de forger sa personnalité dans un milieu où la force et la puissance et le prestige sont la règle. Et tout semble faire accroire que la disparition du tyran n'allège en rien son pouvoir, au contraire.

Il étend son propos à la facilité avec laquelle l'autoritarisme, notamment du nazisme,  a pu et peut encore représenter un moyen de "se venger de son humiliation". 

Chessex ne cherche pas à plaire. Il n'essaie en aucune manière de trouver des excuses à son "pauvre Jean" et n'offre d'échappatoire ni à son personnage, ni à son lecteur et encore moins à lui-même.

samedi 6 mai 2017

Didier van Cauwelaert : UN ALLER SIMPLE, Albin Michel, 1994


Voler une voiture peut vous réserver quelques surprises : un bébé au début du roman, un cadavre à la fin !

C'est sur un ton léger et moqueur que van Cauwelaert aborde le sujet des reconduites à la frontières, mais c'est pour mieux développer la bienveillance qui anime un petit voyou de la banlieue nord de Marseille envers le fonctionnaire malheureux en amour qui est chargé de le reconduire dans son pays d'origine supposé.

Pour ne pas le décevoir, il lui invente (peut-être se l'invente-t-il à lui-même) une origine dans un village perdu dans le Haut Atlas marocain.

Au fil de leur périple, de leur rencontre avec une guide, débrouillarde mais tout aussi larguée dans la vie, l'auteur nous parle de l'amitié, du besoin d'écrire, de l'identification à l'autre et de l'identité.

"Finalement, ce roman que Jean-Pierre voulait écrire en disant "je" avec ma voix, je crois qu'il est en train de naître. J'ai même l'impression que l'auteur se sent de mieux en mieux dans ma peau".

Un livre très facile à lire, qui vous met le sourire aux lèvres et qui évite volontairement la dramatisation. A revisiter ma bibliothèque, il semble que je n'aie lu qu'un seul autre livre de Van Cauwelaert, "Attirances", dont je n'ai gardé aucun souvenir. Pas sûre que celui-ci m'aura plus marquée et je suis tout de même étonnée qu'il ait reçu le prix Goncourt.

jeudi 23 mars 2017

Jacques Chessex : Le vampire de Ropraz, Grasset, 2007


Dès les premières lignes, Jacques Chessex nous plonge dans un univers sombre.  Dieu sait s'il connaît bien le village de Ropraz puisqu'il y habite au moment où il écrit ce livre. Il y a d'ailleurs été enterré lui-même.

"Ropraz, dans le Haut-Jorat vaudois,1903. (...) La peur qui rôde. A la nuit on dit les prières de conjuration ou d'exorcisme. On est durement protestants mais on se signe à l'apparition des monstres que dessine le brouillard. Avec la neige, le loup revient. "

En 1903, deux jours après son enterrement, la tombe de la fille du juge de paix, est profanée, mais pas seulement. Le corps de la jeune fille a été violé, et mutilé de manière sauvage. Les soupçons vont bon train et tous ceux qui ne sont pas dans la norme sont suspectés. L'affaire s'amplifie encore quand quelques temps plus tard, deux autres exactions du même type se produisent dans les villages voisins.  Les journaux locaux, s'emparent de l'affaire. Il faut trouver le Vampire de Ropraz.  

Le jeune Charles Augustin Favez est tout désigné pour faire office de bouc-émissaire. Il sera condamné à perpétuité, mais grâce à l'intervention du médecin qui vient d'ouvrir l'hôpital psychiatrique de Cery près de Lausanne, sa peine sera commuée en internement dans cet hôpital qui proposait des méthodes avant-gardistes pour l'époque. 

Le vrai Charles Augustin Favez s'en est échappé en 1915 et on ne l'a plus jamais retrouvé.

Basé sur ce fait divers le roman de Chessex nous parle du poids des superstitions, du protestantisme et de la culpabilité qui y est intrinsèquement liée, de l'obscurantisme d'une société rurale où "la misère sexuelle, comme on la nommera plus tard, s'ajoute aux rôderies de la peur et de l'imagination du mal"

Ecrit dans un style quasiment journalistique, il se permet tout de même de retrouver le jeune Favez en compagnie de son compatriote, Blaise Cendrars, qui comme on le sait a commandé un groupe de combat de la légion étrangère pendant la grande guerre. Il imagine que c'est sur la base de leurs échanges que Cendrars aurait écrit "Moravagine". 

C'est amusant, mais sans le savoir, j'ai acheté ce dernier livre, en même temps que celui de Chessex. Je vais donc le lire à la suite et je vous dirais si je trouve le lien qu'imagine l'auteur.

Ce n'est que le deuxième livre de Chessex que je lis et pourtant je l'ai connu lorsqu'il enseignait à l'Ecole de Commerce de Lausanne où j'étudiais. Mais c'est une "erreur" que je vais corriger rapidement,  car j'aime son style dépouillé et sa capacité d'exprimer en peu de mots tout une atmosphère. En plus la touche d'humour sur laquelle se termine le roman n'est pas pour me déplaire, mais je ne vous en dis pas plus.

lundi 20 mars 2017

Roger Cuneo : LA JOUEUSE, Une descente aux enfers, Ed.Mon village, 2013


Voilà le troisième livre de Roger Cuneo, un peu comme s'il lui avait fallu revenir une fois de plus sur sa relation bien particulière avec sa mère pour pouvoir enfin faire la paix avec ses souvenirs, mais, peut-être et surtout, avec lui-même.

Ceux qui ont déjà lu Roger Cuneo, savent que sa mère était une joueuse et l'avait placé dans un orphelinat de Lausanne pour pouvoir continuer à s'adonner à sa passion. Si dans ces deux premiers romans il utilisait le "je", il semble que cette fois-ci, il a dû prendre plus de distance : il change les  prénoms de la mère et du fils, il fait l'impasse sur l'existence d'une grande soeur, bref, il raconte une histoire non plus telle qu'il l'a vécue, mais comme il imagine que sa mère aurait pu la vivre. 

Et c'est en cela que la démarche est intéressante, car après tant d'années de souffrance d'abord et d'incompréhension ensuite, il redonne une cohérence à cette vie. Il permet à sa mère de revendiquer le droit de ne pas avoir la fibre maternelle, d'avoir l'ambition de vivre libre et de réussir finalement à se consacrer au jeu en ne subissant plus la pression sociale.

"Elle parait aux caprices du destin au coup par coup : dans l'impossibilité de rembourser les sommes empruntées au Mont de Piété, elle avait perdu ses bijoux ? Qu'à cela ne tienne, au lieu de les pleurer longtemps elle en avait acheté d'autres en toc. Il n'y avait qu'elle qui savait qu'elle portait de la pacotille, vrais ou faux, c'était plus dans la façon dont on les arborait que pour leur valeur réelle que ces trucs faisaient leur effet. Il en allait de même dans sa tête, elle refusait de se perdre dans des raisonnements tortueux, elle avait horreur de s'attarder sur les détails, elle estimait que ce se poser trop de questions ne l'avancerait en rien Sur la conduite à suivre, sa morale était simple : faire fi de l'éducation reçue dans son enfance et ne pas s'en vouloir s'il lui arrivait de se fourvoyer. Si quelqu'un était assez bête pour imaginer la tenir en son pouvoir pour quelques instants d'oubli, ça le regardait, l'essentiel pour elle était de ne pas y perdre son âme. Quant à son fils, en ces moments, il n'existait pas, c'est tout."

Je dois avouer que ce parti pris de distanciation m'a semblé affaiblir un peu le propos - par rapport à son précédent récit - en tout cas dans la forme. J'y ai trouvé moins de force, comme si une certaine pudeur avait retenu l'auteur qui ne m'a pas toujours semblé crédible lorsqu'il prétend parler à la place de cette femme. Comme si la colère retombée, il ne lui était resté que la surprise.

Je ne suis pas sûre qu'il s'agisse vraiment d'une descente aux enfers, car si j'en crois la fin de l'histoire, la joueuse a finalement bien géré sa vie, de manière à se permettre à assouvir sa passion, tout en donnant le change à son entourage. Celui qui est descendu aux enfers c'est bien le fils. 

dimanche 26 février 2017

Laurent Gaudé : DANSER LES OMBRES, Actes Sud, 2015


Avec ce roman, je retrouve le Laurent Gaudé de "Ouragan". Peut-être un peu trop. Il utilise la même trame : après avoir posé ses personnages principaux dans un lieu bien précis, il les soumet à une catastrophe naturelle et raconte comment ils y font face. 

Mais, qu'à cela ne tienne, j'ai à nouveau pris un énorme plaisir à le lire. Cet auteur sait magnifiquement transmettre l'atmosphère, la mentalité et les démons des habitants d'un lieu.

Lucine qui revient après plusieurs années à Port au Prince trouve refuge  chez "Fessou" (un bordel désaffecté dont la couleur était "verte" !)  Elle est rapidement admise dans la petite communauté qui s'y retrouve pour jouer au dominos et savourer le bonheur de vivre. Elle y rencontre Saul et sait qu'elle ne le quittera plus. Et puis, il y a Matrak, l'ancien tonton macoute, que la petite équipe nargue parce que "la peur a changé de camp". 

Mais soudain la terre se met à trembler et non contente d'anéantir la ville et de tuer les êtres qui vous sont chers, elle libère les morts. 

"Je le dis : il est temps de fermer le monde. Suffit les morts. Vous voulez les garder près de vous parce que vous avez peur du deuil. Mais les morts ne peuvent rester ici simplement pour éviter aux vivants de pleurer. Ils vont attendre. Errer. Devenir fous. Je le dis, moi qui ne parle jamais, il n'y pas de vie sans désir et les morts n'en ont plus. Ni projet, ni impatience Ils seront là comme des arbres morts, contemplant la vie qu'ils n'ont pas. Suffit les morts ! Que ceux qui veulent les retrouver cessent de vivre ! Pour les autres, il est temps de les raccompagner. Que Prophète Coicou prenne la tête de la marche avec moi. Nous allons danser les ombres. Et le monde se refermera."

Lucine et Saul qui participent à cette longue marche pour "semer" les morts ne savent plus très bien si l'un ou l'autre arrivera jusqu'au bout de ce long processus. 

On retrouve dans ce roman l'humanisme de Gaudé, son sens de la fraternité et de l'amitié. Des bons sentiments peut-être, mais des sentiments vrais et forts.

dimanche 19 février 2017

John Irving : A MOI SEUL BIEN DES PERSONNAGES, Seuil, 2013


Je retrouve dans ce magnifique roman le John Irving de "L'oeuvre de dieu, la part du diable". Tous les ingrédients y sont présents : l'absence du père, la Nouvelle Angleterre, la lutte - comme sport bien sûr - la ville de Vienne et cette fois-ci les ours se cachent dans un bar pour homosexuels (je devrais dire LGBTQ après la lecture de ce livre). 

Aux dires d'Irving lui-même, c'est un roman sur "la difficulté d'être tolérant, réellement tolérant, à l'égard de toutes les identités sexuelles". (vidéo). Ce roman nous prouve que l'auteur y réussit et amène son lecteur à le devenir.

Mais ce n'est pas un manifeste ni une liste de revendications. Non, c'est un vrai roman, un de ceux qu'on ne lâche pas. Irving nous raconte, à la première personne, l'histoire du jeune Bill qui souffre d'"erreurs d'aiguillages amoureux".

"- Parlons franchement qu'est-ce qui t'intéresse vraiment chez toi, Bill ? me demanda Richard.
- Je ne sais pas pourquoi j'ai des... béguins soudains, inexplicables, lui répondis-je.
-Oh, des béguins... ça ne fait que commencer, dit-il pour m'encourager. Les béguins, c'est très courant, il ne faut pas que ça t'étonne d'en avoir - il faut même en profiter ! ajouta-t-il.
- Parfois, on se trompe de personne, hasardai-je
- Mais il n'y a pas de bon ou de mauvais béguin, Bill, m'assura-t-il. Un béguin, ça ne se contrôle pas, ça vous tombe dessus, voilà tout.
Avec mes treize ans, j'en conclus sans doute qu'un béguin était encore plus désastreux que je ne l'avais imaginé".

Attiré autant par les femmes d'âge mûr que par ses camarades masculins, il se réfugie dans la lecture des romans soigneusement choisis par la bibliothécaire de la ville. C'est grâce à ces romans que Bill découvre qu'il n'est pas le seul à tendre vers l'homosexualité. (Irving fait d'ailleurs une étude et une critique remarquables de "La chambre de Giovanni" de Baldwin). Mais il va lui falloir bien d'autres rencontres pour comprendre et accepter sa bisexualité. 

Et comme à son habitude, l'auteur nous offre des personnages forts : la bibliothécaire qui lui demande : "Mon jeune ami, je vous prierai de ne pas me coller d'étiquette. Ne me fourrez pas dans une catégorie avant même de me connaître", le grand-père qui assume chaque année un rôle féminin dans la pièce de théâtre de l'école, le camarade aimé et haï tout à la fois, la grande amie de coeur dont il ne se séparera jamais, la mère aimante mais qui cachera toute sa vie un secret, le beau-père si compréhensif et séduisant, le père biologique qu'il ne rencontre qu'une fois, sans compter les nombreuses liaisons avec des transgenres, des travestis, des hommes ou des femmes homos ou bi comme lui. 

"Et quand j'arrivai à Vienne je menais depuis deux ans la vie d'un jeune gay new-yorkais.
Cela ne voulait pas dire que je n'étais pas attiré par les femmes, elles me plaisaient toujours. Mais céder à cette attirance m'aurait semblé régresser au stade où je refoulais mon homosexualité. En outre, à l'époque,mais amis et amants gays pensaient tous que celui qui se proclame bi n'est en réalité qu'un gay qui garde un pied dans le placard".

Après une vie d'écrivain célèbre, après avoir subi la perte de nombreux amis à cause du SIDA, Bill revient dans sa ville, renoue avec la tradition familiale liée au théâtre de l'école où il enseigne désormais. Il ne se contente plus d'écrire, il s'engage dans la lutte pour la reconnaissance des droits des LGBTQ. 

"Larry aurait bien ri de me voir soutenir le mariage gay, sachant ce que je pensais du mariage en général. "Mon grand champion de la monogamie", aurait-il dit pour me taquiner. Mais puisque ces jeunes gays et bi veulent se marier, je les soutiens."

Le thème est sérieux mais c'est avec bonne humeur que le sujet est traité. Un tout grand Irving à mettre dans toutes les mains et en urgence !



mercredi 11 janvier 2017

Yasmina Khadra : LA DERNIERE NUIT DU RAÏS, Julliard, 2015


Yasmina Khadra n'a jamais peur d'être politiquement incorrect ! C'est avec une certaine audace qu'il se glisse dans la peau de celui qui a dirigé la Lybie pendant 41 ans !  Et au lieu d'en faire une icône, il en fait un homme, tout simplement.

Ah bien sûr, pas n'importe lequel. S'il lui concède une certaine lucidité quant à la déférence que lui témoigne son entourage, il ne lui enlève rien de sa mégalomanie. S'il ne lui prête aucun doute, même au dernier moment, il lui reconnaît quelques blessures, notamment quant à son origine. 

"On m'a toujours menti. Lorsque je demandais  après mon père, ma mère me répondait, expéditive : "Il est au paradis". Mon père me manquait. Atrocement. Son absence me mutilait. J'étais jaloux des gamins qui gambadaient autour de leurs géniteurs." 

Cette dernière nuit se déroule dans une école désaffectée de Syrte, où il s'est retranché avec ce qui lui reste de sa garde rapprochée, dans l'attente de pouvoir fuir au sud et échapper à la rebellion. 

A la faveur du danger, le chef de sa garde se permet quelques vérités : ceux qui les assaillent "Ce sont des Lybiens, Raïs. Des Lybiens comme vous et moi qui hier seulement vous acclamaient et qui réclament votre tête aujourd'hui" (...) "Vos pensiez certainement au bien de la nation, mais que saviez-vous de la nation elle-même? Il n'y a pas de fumée sans feu, frère Guide. Si nous sommes au pied du mur, ce n'est pas par accident. Dehors, les massacres et le vandalisme ne sont pas des sortilèges, mais le résultat de nos errements"(...) "Je retourne m'affaisser sur le canapé, me prends la tête à deux mains. Faut-il passer Mansour par les armes sur-le-champ ? Faut-il le tuer moi-même ? Une bourrasque incandescente se déchaîne dans mon esprit.
- Je ne vous juge pas, Raïs...
- Tais-toi, espèce de chien.
Il s'agenouille devant moi..."

La fin est connue, mais Khadra réussit à nous raconter ce que nous savons déjà, sans jamais  tomber dans la facilité des idées toutes faites, ni dans la caricature. Un roman qui dépasse de loin le cas de Khadafi et qui décortique minutieusement la mécanique de la dictature, quelle qu'elle soit.

vendredi 6 janvier 2017

Anne Cuneo : LA TEMPETE DES HEURES, Campiche, 2013



Anne Cuneo nous offre une nouvelle fois, ce qu'elle fait le mieux, à savoir un roman basé sur un fait historique, qu'elle documente à la perfection sans en faire pour autant un "documentaire". 

Elle nous rappelle ces heures sombres de mai 1940, où la Suisse craignait d'être envahie par l'armée nazie. Si la "tempête des heures" fait référence aux jours qui précèdent la première dans un théâtre, ceux où chaque heure compte, où chacun s'affaire dans son domaine pour que la représentation soit parfaite, comment ne pas faire le rapprochement avec ces heures d'angoisses, non seulement pour la population suisse, mais surtout pour tous les artistes allemands et autrichiens qui avaient trouvé refuge au Schauspielhaus de Zürich. 


C'est au travers du récit d'Ella Berg, jeune comédienne polonaise dont la famille a été décimée, et qui s'est elle aussi réfugiée au Schauspielhaus que l'auteure témoigne de ces heures de résistance. En effet, la troupe décide que quoi qu'il arrive, elle jouera le Faust de Goethe, première et deuxième partie, quitte à ce qu'en cas d'assaut, les comédiens avalent la capsule de cyanure qu'ils gardent sur eux.

"Quand le conseil d'administration se réunit-il pour décider si oui ou non on arrête tout? La séance se passe à huis clos, pourtant tout l monde sait ce qui s'y est dit. Deux camps s'affrontent : ceux qui pensent que, pour des raisons tant politiques que financières, il vaut mieux renvoyer la première de Faust II à l'automne, et ceux, menés par Wälterlin et Oprecht, qui n'en démordent pas : la première doit avoir lieu maintenant.
Ce doit être au même moment que sont discutés les contrats : ici aussi la partie dite "défaitiste" du conseil d'administration voudrait considérer que tous les contrats pour la saison à venir, déjà négociés, sont nuls et non avenus. Langhoff, le délégué syndical, réunit les comédiens; tous sont d'avis qu'un contrat est un contrat et que si on arrive à jouer Faust II dans les conditions présentes, on jouera le programme à venir sans peine. Quoi qu'il en soit, les comédiens ont besoin de leurs contrats pour ne pas être expulsés Et ils sont déterminés à jouer Faust II MAINTENANT."

Un livre qui m'a intéressée et m'a fait découvrir un aspect de l'histoire de mon pays que je ne connaissais pas. Décidément, Anne Cuneo nous manque.

Schauspielhaus Zürich, ca. 1935
© Baugeschichtliches Archiv der Stadt Zürich

jeudi 5 janvier 2017

Benoîte Groult : LES VAISSEAUX DU COEUR, Grasset, 1988


On connaît Benoîte Groult en féministe militante et engagée, je la découvre ici en grande amoureuse.

Dans ce roman, elle nous conte, à la première personne, la relation de George, intellectuelle parisienne et d'un marin breton qu'elle choisit d'appeler Gauvain. C'est un amour qui aurait dû être classé dans la série des "impossibles" tant sa pérennité semble compromise au vu des origines sociales et culturelles des deux amants.

Et pourtant, une vie durant, ils n'auront de cesse de s'aménager des rencontres, loin de leur monde respectif, car ils ont beau ne rien avoir en commun, le désir que leurs corps expriment au moindre contact les font sombrer dans une félicité que ni l'une ni l'autre n'ont connue ailleurs.

Pour certains passages, Benoîte Groult quitte la première personne : "Cette rencontre-là, je ne saurais la décrire à la première personne. C'est seulement en m'abritant derrière un pronom moins personnel que le "je" que je pourrai transcrire le témoignage de George et tenter de cerner de plus près l'évidence irritante du désir amoureux, qui n'est peut-être que l'ultime mensonge du corps."  Si la force de ce désir et le plaisir qu'elle éprouve ne sont en rien escamotés, l'auteure jette un regard sans concession sur cette vie de femme qui n'est pas prête à se "sacrifier" par amour.

C'est l'histoire d'un amour fou, mais pas au point d'entraîner la femme à renoncer à sa propre vie (familiale, professionnelle, culturelle), un amour qui n'est fait que de parenthèses dans la vie des deux amants, mais certainement celui qui aura compté le plus pour eux.

"C'est seulement lorsque nous sommes dans les procédures de l'amour que j'oublie à quel point nous appartenons à deux espèces étrangères. J'ai longtemps pensé dans ma jeunesse que s'aimer, c'était fusionner. Et pas seulement dans la brève et banale union des corps, ni même dans un orgasme mystique. Je ne le pense plus. Il me semble aujourd'hui qu'aimer, c'est rester deux, jusqu'au déchirement. Lozerech n'est pas, ne sera jamais mon semblable. Mais c'est peut-être ce qui fonde notre passion".

Un roman de la maturité qui, même 20 ans après 1968, a fait scandale. Une femme n'avait-elle pas osé écrire et décrire son désir et son plaisir physiques sans tomber ni dans la pornographie ni dans l'eau de rose. Une femme n'avait-elle pas osé affirmer qu'un tel amour n'était possible qu'à la condition que le couple ne partage pas la vie commune ?

Un roman que l'on peut lire encore aujourd'hui et qui n'a rien perdu de sa nécessité.