lundi 19 novembre 2018

Torgny Lindgren : LE CHEMIN DU SERPENT, Actes Sud, 1985


Un homme est assis, les pieds ballant au-dessus du gouffre laissé par un glissement de terrain qui a emporté sa femme, ses enfants, et sa maison. Il s'adresse à Dieu pour essayer de comprendre si tout cela avait été décidé dès le commencement 

Plus que de la révolte, c'est l'incompréhension qui pousse ce paysan suédois de la fin du XIXe s à reprendre le fil de sa misérable vie comme témoignage des efforts pourtant fournis pour ne pas mériter un tel châtiment. Et pourtant, il semble bien que l'homme soit coupable, dès sa naissance, d'une faute originelle qui justifierait le sort auquel le Seigneur lui réserve. 

Torgny Lindgren dresse le portrait d'une société où la religion tient lieu de seule "culture", à travers les psaumes récités en guise d'explication voire de consolation. On imagine un Ingmar Bergman mettant en scène les silences et les non-dits du drame de ce petit peuple, qui se voit déposséder petit à petit de tous ses biens par une bourgeoisie commerçante qui émerge à cette époque-là grâce à l'instauration du crédit. Et lorsque l'argent vient totalement à manquer, alors qu'un mari meurt, la femme, puis ses filles en sont réduites à payer de leur corps.

"Toute une vache qu'a dit maman. Si ça ne suffit pas, alors, je ne comprends plus.
Mais c'était comme s'il faisait des embarras, comme s'il voulait se faire prier pour accepter cette vache
De toute façon, le foin sera fini au mois de mars, qu'a dit maman. On n'en a pas assez. Et alors, qu'est-c qu'on fera ? Tu peux aussi bien la prendre. Quand le printemps arrivera, elle sera seulement une charge pour nous.
Et cette fois il a bien été obligé de s'intéresser à cette satanée vache !
Je peux toujours aller la voir. Ce n'est pur dire. Mais c'est bien parce que tu insistes, Tea.(...)
Mais pour la boucherie ? a essayé maman. Comme vache de boucherie ?.
Elle fait pas beaucoup de viande, qu'il a dit. Reste presque que la carcasse. Comme une claie à sécher le foin. Une pitié.
Et puis il se remettait à regarder maman par en dessous, et on voyait qu'il pensait : Chair."

C'est un roman âpre dans lequel le langage catéchisant des psaumes et autres chants d'église se heurte à celui de cette apostrophe désespérée d'un paysan à peine lettré.  Autant dire que ce dernier ne trouve pas de réponse à son questionnement légitime, même si l'acte que la catastrophe lui a évité de faire pourrait passer pour une intervention de ce Seigneur si lointain. Mais est-ce vraiment une bonté de sa part ?

dimanche 21 octobre 2018

Rachid Mimouni : LE FLEUVE DETOURNE, Robert Laffont, 1982


Un roman hautement allégorique qui a pour cadre l'Algérie post-coloniale. Ce fleuve détourné, je l'ai compris comme le vol de la libération que la classe politique dirigeante a commis contre le peuple algérien, en s'accordant à elle seule le bénéfice de l'Indépendance et surtout les richesses du pétrole. 

Le roman est construit sur une alternance de courts chapitres entre le présent d'un homme qui se retrouve dans une espèce de colonie pénitentiaire où on promet aux détenus une émasculation prochaine et le passé qui nous amène à découvrir peu à peu comment le narrateur en est arrivé là.

Il y a du Kafka dans ce personnage qui, seul rescapé d'une embuscade dans le maquis où il a perdu la mémoire, erre longtemps avant de retrouver le souvenir de son village. Il s'y rend pour y retrouver sa famille, mais tout le monde le croyant mort, l'administration refuse de reconnaître son erreur et l'en chasse. Il part alors à la recherche de sa femme et ce qu'il découvre, en toute fin du roman, l'amène à commettre l'acte qui le fait enfermé.

"Mon cher cousin, il faut bien comprendre la situation actuelle. Beaucoup de choses ont changé au pays. Nous sommes un Etat souverain, maintenant. Autrefois, l'administrateur de la commune mixte, aidé de ses caïds, décidait de ce qui était bon pour nous et s'arrangeait pur entretenir en permanence la rivalité entre les deux principales tribus de la région, les Merzoug et nous. Mais les fils rivaux se sont retrouvés côte à côte au maquis et, le colonisateur parti, nous avons cru pouvoir tomber dans les bras l'un de l'autre. Las ! Nos vieilles querelles avaient pourri, et les Temps Modernes offrent tant d'occasions nouvelles à notre ancestrale concurrence."

Un livre à la teneur politique indéniable qui a été censuré en Algérie, comme d'ailleurs les ouvrages suivants qu'il a publié. En 1993, il a même été menacé de mort  et a été forcé à l'exil au Maroc voisin. Et pourtant, sur la vidéo ci-dessous, lors d'un entretien avec Bernard Pivot, une année avant la montée du FIS, il ne voit rien venir. Il faut bien dire qu'il n'a pas été le seul !


jeudi 20 septembre 2018

Joël Dicker : LA VERITE SUR L'AFFAIRE HARRY QUEBERT, Ed. LeFallois, l'Age d'Homme, 2012


Trois écrivains aux prises avec leur mal d'écrire : le fameux Harry Quebert, devenu célèbre en 1976 grâce à la publication d'un livre d'amour entre un homme de 35 ans et une jeune fille de 15 ans, le dénommé Marcus Goldmann (même nom, même prénom que dans le précédent ouvrage de l'auteur), élève et ami de Quebert, qui se fait fort de disculper son mentor du meurtre de la jeune fille et enfin, Joël Dicker lui-même, qui ne nous laisse pas oublier que c'est lui qui tire les ficelles, mêle et démêle l'intrigue de le "La véritable vérité vraie sur l'affaire Harry Quebert".

Conçu comme une série télévisée, y compris les moments de suspens pour éventuelle coupure publicitaire, ce roman en 31 chapitres - suivant les 31 conseils de vie et d'écriture du professeur à son élève - ressemble à ce que pourrait être un atelier d'écriture, tant Joël Dicker fait tout "tout juste" pour devenir un auteur à succès, ce dont il n'arrête pas, par ailleurs, de clamer quant à ses personnages.

"Les écrivains qui passent leur nuit à écrire, sont malades de caféine et fument des cigarettes roulées sont un mythe, Marcus. Vous devez être discipliné, exactement comme pour les entraînements de boxe. Il y a des horaires à respecter, des exercices à répéter : gardez le rythme, soyez tenace et respectez un ordre impeccable dans vos affaires. Ce sont ces trois Cerbères qui vous protégeront du pire ennemi des écrivains.
-Qui est cet ennemi ?
- Le délai. (...)"

Je suis sûre que ce jeune auteur applique à la lettre les 31 conseils qu'il se donne à lui-même et je dois bien avouer, que malgré un certain agacement j'ai lu ce livre très rapidement. Le "page turner" marche donc. Mais je n'ai pu m'empêcher de sourire devant les gesticulations dans lesquelles Joël Dicker se lance dans la dernière partie pour bien nous prouver qu'il avait pensé à tout et que c'est lui le maître de l'ouvrage et du spectacle et que si l'on croit avoir deviné qui était vraiment l'assassin on s'est complètement trompé et pas qu'une fois puisque il fait bondir et rebondir la culpabilité sur tous les protagonistes de l'histoire.... 

Après plus de 800 pages, il prétend nous rendre triste que l'histoire se termine, car "Un bon livre, Marcus, est un livre que l'on regrette d'avoir terminé"... Pour ma part je n'en suis pas désolée du tout, alors ?

Il faut espérer, qu'avec les années, cet auteur perdra son côté "premier de la classe" et qu'il saura mettre sa réelle faculté d'écriture au service d'un peu moins de prétention.

jeudi 13 septembre 2018

Richard Ford : ENTRE EUX, Ed. Olivier, 2017


Suite à la mort de sa mère, Richard Ford avait fait paraître en 2003 un petit récit biographique sur cette dernière. En 2017, il décide de compléter ce récit par celui de son père, qu'il a relativement peu connu, puisqu'il est mort alors qu'il avait une quinzaine d'années.

C'est la réunion de ces deux textes qui fait l'objet de ce volume. Ce qui en fait l'intérêt, c'est qu'il ne s'agit pas vraiment d'une biographie au sens propre du terme, mais plutôt la perception que l'auteur a de ses parents, par ce qu'ils lui ont raconté, par ce qu'ils lui ont caché, et surtout par le lien de confiance et d'amour qui l'a lié à ces deux êtres.

Il porte un regard sans pathos et avec la distance certainement due au temps qui passe,  comment, il a su s'insérer entre ces parents qui formaient avant tout un couple. 

"Ils ont dû commencer à se dire qu'ils n'auraient pas d'enfants, puisque, en effet, il ne leur en venait pas. Je ne sais pas jusqu'à quel point ils en étaient affectés, ni si ma mère a fait des fausses couches, ou même s'ils "essayaient". Ce n'étaient pas des gens qui se battaient contre leur destin, ils avaient plutôt tendance à prendre la vie du bon côté, dans la mesure du possible."

"Et puis, il y avait moi. Peut-être que je serais pas enfant unique. Y pensaient-ils ? Se demandait-il, se demandaient-ils tous les deux si ne pas voir mon père tous les jours aurait une incidence sur ma manière de grandir ? Et si oui, laquelle ? Est-ce que ça poserait problème que "le père" ne soit pas là tout le temps ? Comment allait-il se charger de mon apprentissage ? Une forme de présence était-elle possible malgré tout ? Il n'avait pas eu de père, lui-même, il avait grandi sans qu'on lui ait appris grand-chose. Des gamins qui grandissaient avec un père absent, il devait y en avoir d'autres, non ? Et elle, pourrait-elle compenser son absence ? Il est clair qu'en attendant ma naissance, ils avaient pris les choses comme elles venaient. Il s'aimaient, ils m'aimeraient. La présence de l'amour suffirait. Nous allions être heureux. C'est de cette manière, une manière que j'estime excellente à l'heure même où j'écris, que ma vie a commencé, ses grandes lignes définies pour longtemps."

Comme on le voit on est loin des récits psychologisant et cela fait du bien !!!

A noter, que cette édition présente une série de photos qui nous rendent cet homme et cette femme encore plus présents.

lundi 10 septembre 2018

Alexandre Papadiamantis :L'ILE D'OURANITSA et RÊVERIE DU QUINZE-AOÛT, Cambourakis, 2013,2014

Une très bonne initiative de la part des éditions Cambourakis que d'avoir réédité cette séries de 17 nouvelles écrites entre 1888 et 1908 par Alexandre Papadiamantis. 

Je connaissais cet auteur pour avoir lu, il y a déjà bien longtemps son roman "Les petites filles et la mort". J'y ai retrouvé une société rude, empreinte de principes et de rigidité tout orthodoxes. Des vies soumises aux préceptes religieux, à la rigueur des rites, où la notion même de  liberté intellectuelle n'a aucune place, ou nécessite une transgression périlleuse. De l'enfance à l'âge adulte, les hommes luttent contre la tentation des chemins de traverses, contre la tentation du retrait de la société, les femmes quant à elles n'existent que par leur statut de vierges, épouses et surtout de mères. 

Et pourtant ! Ces pages sévères sont traversées de fulgurances sensuelles, d'élans amoureux, d'émerveillements face à la mer et à la nature. Chaque nouvelle nous raconte le moment où le personnage fait un pas de côté.

"Sous le Chêne royal" nous conte l'amour inconsidéré d'un jeune garçon pour cet arbre δρυς qui, il faut le savoir, est féminin en grec. Il s'échappe de la surveillance de ses parents et 

"J'étais fourbu, en nage, hors d'haleine. A peine arrivé, je me jetai sur l'herbe, me roulai sur les coquelicots et les fleurs des champs. J'éprouvais cependant un bonheur secret, un plaisir merveilleux. Je rêvais en levant les yeux vers les branches épaisses, j'ouvrais et fermais mes lèvres avec volupté au souffle de la brise qui faisait bruire le feuillage. Des centaines d'oiseaux venaient chercher le repos dans la ramure et entonnaient les chants débridés... La fraîcheur, le parfum et la joie faisaient fondre mon coeur... (...)

Il me sembla que l'arbre - car je conservais dans mon sommeil la notion d'arbre - changeait peu à peu d'apparence, d'état et de forme. A un moment, je crus voir à la racine du chêne deux jambes bien galbées, collées l'une à l'autre, qui ensuite se décollaient peu à peu et finissaient par se séparer. Le tronc me parut se remodeler pour prendre la forme d'une taille, d'un ventre, d'une poitrine aux deux seins retroussés avec grâce."

La traduction de René Bouchet fait ressortir le classicisme de la langue utilisée par Papadiamantis, sans tomber dans un style ardu et précieux. Elle rend hommage à celui qui est considéré comme le père de la littérature moderne en Grèce. 

samedi 1 septembre 2018

Anne Cuneo : CONVERSATION CHEZ LES BLANC, Bernard Campiche, 2009



Peu de francophones se rappellent d'Anne-Marie Blanc, comédienne  Romande, mais ayant fait sa carrière en Suisse alémanique et principalement au Schauspielhaus de Zürich.  Ce fut pourtant une vedette qui n'a cessé de jouer, au théâtre comme au cinéma, jusqu'à plus de quatre-vingts ans.

Parce qu'elle ne voulait pas qu'on écrive sa biographie, Anne Cuneo nous raconte une histoire, celle de leur rencontre, de leur amitié indéfectible et de leur complicité. 

Mais c'est un récit à plusieurs facettes, car au cours d'une de leurs conversations sur le manque de rôle pour les comédiennes entre deux âges, Anne Cuneo promis à Anne-Marie Blanc, de lui en trouver un, et à défaut de le lui écrire.
Que n'avait-elle promis-là ? "Les mots de François Simon me hantaient toujours : assurer à un comédien qu'on écrira un rôle pour lui et ne pas le faire c'est comme promettre le mariage, fixer la date et prendre rendez-vous, puis faire faux bond à la mairie".

La quête d'un sujet, d'un personnage qui puisse convenir entraîne l'auteur à chercher à toujours mieux connaître la comédienne et ce qui a forgé sa personnalité. C'est ainsi que mine de rien, nous découvrons par petites touches ce qui fut la vie d'une femme qui a su mener sa carrière de front avec sa vie familiale sans perdre pied, ou se laisser leurrer par les feux de la rampe.

"Si vous deviez nommer quelques rôles qui ont marqué votre carrière, lesquels choisiriez-vous ?"
"Je commencerais par Rosalinde. C'est ce personnage qui m'a en quelque sorte poussée à faire du théâtre. J'ai toujours été très bonne dans ces rôles ambigus, un peu homme, un peu femme. Ca fait réfléchir sur ses propres limites, vous voyez. Je dois me comporter en jeune homme - mais je suis une jeune fille. Jusqu'où je vais ? Mes gestes ? Ma tenue ? Ma voix ? Le costume suffit-il ? Peggy Ashcroft disait qu'on ne peut jouer ces rôles juvéniles là que lorsqu'on est mûr. Moi, j'ai joué Rosalinde à trente ans, et puis je l'ai jouée une seconde fois à trente-cinq ans. J'avais la chance d'être restée svelte, j'avais la silhouette de l'emploi."

Ses débuts au Schauspielhaus permet à Anne Cuneo de revenir sur le rôle  de refuge pour les comédiens Allemands et Autrichiens et de résistance à la propagande nazie que ce théâtre a joué pendant les années de guerre. Elle en avait déjà fait le sujet d'un de ses précédents romans : "La Tempête des heures". 


De recherches en conversations, de moments de dépression en moments de soutien, Anne Cuneo parviendra finalement à écrire cette fameuse pièce, dont elle nous livre le texte et Anne-Marie Blanc la jouera, pour la première fois sur une scène romande, en 1989 à l'âge de quatre-vingts ans. 

Un livre profond, intelligent et intéressant, bien au-delà de la biographie d'une comédienne, largement illustré par des photos de l'artiste. 

Anne-Marie Blanc dans "Gilberte de Courgenay" 1941


vendredi 10 août 2018

Stella Vretou : LES SOULIERS VERNIS ROUGES, Ed. Les Escales, Pocket, 2017


On sait peu de choses de Stella Vretou, qui est avant tout une traductrice prolifique d'auteurs turcs. Il faut dire qu'elle est née à Constantinople - comme disent encore les Grecs - et son premier roman doit beaucoup à cette ville. 

Il s'agit d'une saga familiale qui nous emmène de l'exil de l'arrière grand-père et de son frère qui quitte à la fin du XIXe s. l'île de Zakinthos pour Odessa, en passant par Constantinople. 

Après avoir fait fortune à Odessa, l'arrière grand-père, décide de retourner à Constantinople pour trouver une femme et dès lors, le déroulement de l'histoire familiale se fait au gré des souvenirs que les femmes se transmettent les unes aux autres. 

De mariages en naissances, de négoces en retours de fortunes, de maisons en maisons, le roman dresse un tableau de la vie des Roums, ces Grecs vivant en Turquie. En toile de fonds, l'histoire mouvementée entre cette communauté et la population turque, marquée par les différents traités internationaux qui ont procédé à l'éclatement de l'empire ottoman. Bizarrement, Stella Vretou, fait pratiquement l'impasse sur le grand échange de population de 1922 qui n'affecte en rien la famille dont elle nous raconte l'histoire et met plutôt l'accent sur la nécessité de quitter La Ville au moment de l'affaire de Chypre dans les années 1960.

"Cela fait plusieurs jours maintenant que toute la famille se réunit le soir dans la pièce du milieu où se trouve le poste de radio et qu'ils essaient de capter Radio Athènes. On baisse le son et les parasites sont nombreux... (...) 
Son grand-père Apostolos et son père parlaient, hier soir, des marques que les Roums trouvent sur la porte de leur maison ou les façades de leurs commerces. Constantinople est remplie de vauriens venus des bas-fonds de l'Anatolie. Pourquoi les ont-ils tous parqués ici, pourquoi barbouillent-ils leurs maisons et leurs magasins de graffitis ? se demandaient-ils, terrifiés."

Si c'est un roman qui se lit facilement, je l'ai personnellement trouvé trop linéaire, trop chronologique, trop convenu. Par ailleurs, il reste bien trop centré sur les aléas des uns et des autres pour offrir un intérêt historique quelconque quant à la période, pourtant importante encore de nos jours, qu'il recouvre.

dimanche 24 juin 2018

Petros Markaris, OFFSHORE, Seuil, 2017



Ironie de l'histoire, je lis ce livre au moment où, selon l'Union européenne, la Grèce sortirait de la crise du fait qu'elle peut à nouveau se financer sur les marchés financiers. Si ce type de discours passe auprès des médias français et allemands, en Grèce personne n'a vraiment l'air d'y croire, tant le pays est exsangue et encore soumis à une tutelle de ses créanciers puisqu'aucune annulation de la dette, même partielle, n'est prévue.

Or Markaris qui, dès 2016, situe la suite des tribulations de son célèbre commissaire Charitos, dans une Grèce sortie de la crise et où l'argent se remet à circuler pour ne pas dire "ruisseler", ne s'y trompe pas. Alors que les promesses d'augmentations de salaires poussent les gens à réutiliser leur voiture laissées sans plaque faute de pouvoir payer essence et taxes, à s'inviter à nouveau au restaurant, à abandonner les pois chiches et autres haricots secs au profit des fameuses tomates farcies, Charitos et se demande d'où vient l'argent ?

A la faveur de trois meurtres avec vol, dont bizarrement on trouve très vite les responsables qui avouent tout aussi rapidement leurs méfaits. Charitos fera preuve, une fois de plus, d'insoumission et poursuivra inlassablement son enquête et son idée, celle de chercher l'origine de l'argent.

La réponse n'arrive qu'en toute fin de roman et le laisse sans voix ! ce qui ne fait que confirmer le scepticisme des Grecs d'aujourd'hui !

vendredi 27 avril 2018

Elena Ferante : L'AMIE PRODIGIEUSE, Gallimard, 2014


Tout a déjà été écrit sur ce roman qui rencontre un succès phénoménal (pour ne pas dire prodigieux...).

J'ai moi aussi, prix un énorme plaisir à le lire, car il sonne vrai. J'y ai retrouvé, comme beaucoup d'autres femmes j'imagine, les situations, les interrogations, les joies et les peines d'une enfance et d'une adolescence dans les années 50 et 60, car même si l'intrigue se passe à Naples, les sentiments exprimés sont certainement communs à toute une génération européenne.

La qualité du récit tient, il me semble, au fait que la narratrice ne nous fait jamais oublier qu'elle se rappelle de tout cela, elle garde donc une distance critique, notamment envers ses propres actions. 

L'ambiguïté du rapport amoureux créé par l'amitié profonde est toujours présent, et entre admiration et concurrence, entre émulation et envie - il n'y a pas là de jalousie - entre identification et affirmation de soi, on assiste à l'élaboration d'une personnalité.

Par ailleurs, les rapports sociaux et surtout la place des filles dans la société des ces années-là fonctionne comme le fil rouge du déroulement de cette histoire. 

"Rester près d'elle (sa mère). Je me dis : elle ne s'en rend pas compte, mais qu'est-ce qu'elle est contradictoire avec ses accès de colère et ses gestes impérieux ! Elle n'aurait pas voulu que j'étudie, mais puisque maintenant j'étudiais elle estimait que je valais mieux que les jeunes avec lesquels j'avais grandi et elle prenait conscience - comme d'ailleurs je le faisais justement moi-même en cette occasion- que ma place n'était pas parmi eux. Toutefois, voilà qu'elle m'imposer de rester près d'elle pour me sauver Dieu sait de quelle mer déchaînée, de quel gouffre ou précipice, autant de dangers qu'Antonio incarnait alors à ses yeux. Mais rester près d'elle signifiait rester dans son monde et devenir exactement comme elle. Et si je devenais comme elle, avec qui pourrais-je bien finir sinon avec Antonio ?"

Pour une fois, le succès n'a rien à voir avec une écriture facile et racoleuse et il est bien mérité. Et puis je veux encore ajouter que la photo de la couverture de l'édition Folio me fascine tant elle exprime la joie et la complicité des deux gamines.

Je me lance dans le deuxième tome.

mardi 17 avril 2018

Yanis Varoufakis : CONVERSATION ENTRE ADULTES, LLL, 2017


L'élection d'Alexis Tsipras avait fait naître en Grèce le fol espoir d'une sortie de la crise. Or après six mois de lutte acharnée dans le cadre des institutions européennes, il a bel et bien signé un troisième Memorandum, reniant ainsi les engagements qu'il avait pris et qui l'avaient fait élire. 

La déception d'abord, la colère suite à l'application de mesures d'austérité encore plus sévères et le sentiment que tout cela ne mène à rien, font que dans les conversations quotidiennes, Tsipras est traité de traître. Cela me choquait, car j'avais l'impression qu'il n'avait pas pu faire autrement et que la faute en revenait principalement à l'Europe et à son intransigeance, sans pour autant pouvoir mieux argumenter que le fameux "c'est de leur faute". 

Et bien ce livre de Varoufakis lève le voile sur ce qui s'est passé pendant ces six mois, non seulement dans le cadre des "négociations" avec la Troïka mais aussi au sein même du gouvernement grec et du parti Syriza. 

En tant que ministre des finances, Varoufakis a été au coeur des tractations et c'est par le menu, quasiment jour après jour, qu'il relate les faits et les dire de tous les participants à ce qui, malheureusement pour le peuple grec, n'était pas un jeu.

Et c'est ainsi que l'on apprend, de la bouche-même de Christine Lagarde : 

"Bien sûr, vous avez raison, Yanis. Les objectifs sur lesquels ils insistent ne peuvent pas fonctionner. Mais comprenez bien que nous avons trop investi dans ce plan. Nous ne pouvons pas reculer. Votre crédibilité dépend de votre accord et de votre participation à ce plan.
Et voilà. La directrice du FMI venait d'expliquer au ministre des Finances d'un gouvernement en pleine faillite que les politiques imposées à son pays ne pouvaient pas fonctionner. Elle ne disait pas qu'il était difficile de faire en sorte qu'elles marchent, ni que la probabilité qu'elles marchent était faible. Non, elle reconnaissait que, quoiqu'il arrive, elles ne pouvaient pas fonctionner."

Et pourtant, Varoufakis avait dès le début de son engagement auprès de Tsipras, un plan de "sortie de la Grèce de sa prison pour dettes" qui était selon lui l'objectif le plus important, ce qui fit l'obje, au sein du gouvernement, d'un pacte en cinq points et qui plus est l'engagement qu'aucun autre Mémorandum ne serait signé, "même s'ils nous menacent du Grexit". 

Six mois après ce qui s'apparente à un thriller politique et économique, Alexis Tsipras montre de découragement, et semble de plus en plus sous la pression de forces internes et externes au parti. Varoufakis veut croire jusqu'au bout qu'il tiendra bon, mais il sent bien que malgré le Non du référendum, Alexis ne tiendra pas face à la menace du Grexit, il démissionne.

C'est un livre édifiant sur la duplicité des hommes politiques de tout bord mais surtout sur la fragilité de la démocratie face aux puissance financières et un appel à redonner un sens commun à cette Europe.

Même si certains mécanismes économiques me restent encore un peu compliqués, c'est un livre plus politique qu'économique et il me semble que chaque citoyen européen devrait le lire. Il est grand temps que les populations se réapproprient cet outil.

mercredi 21 mars 2018

Kadaré Ismaïl : L'ANNEE NOIRE, suivi de LE CORTEGE DE LA NOCE S'EST FIGE DANS LA GLACE, Fayard, 1987


Je suis tombée sur ce livre aux puces de Genève et je n'ai pu résister à renouer avec cet auteur que je suis depuis de nombreuses années.

La réunion de deux romans courts en un seul volume se justifie tout à fait ayant été écrits l'un après l'autre, il n'est cependant pas étonnant  que cette chronologie ait été inversée dans l'ordre d'édition, afin de garder la chronologie des époques concernées.

Qu'à cela ne tienne, il n'en reste pas moins deux textes éminemment "Kadaréen", oserais-je dire.

L'année noire est celle de 1914. Alors que l'Albanie vient de retrouver son "indépendance" vis-à-vis de l'empire ottoman, elle reste cependant sous tutelle des grandes puissances qui y installent un prince Allemand qui ne se maintiendra cependant que quelques mois au pouvoir. C'est dans cette Albanie désorganisée, en proie à toutes les ambitions régionales et internationales que Kadaré situe l'expédition d'un groupe de quelques hommes partis en guerre de reconquête (?) de  défense (?) de leur territoire, avec quelques vieux fusils et un canon sans munition. 
Un prétexte pour nous rappeler, non sans quelques traits d'humour, de la cacophonie qui a prévalu dans cette région de l'Europe au début du siècle dernier.

"Dieu, quelle confusion, quel embrouillamini ! Avant même de voir le jour, l'Etat albanais était devenu un fouillis inextricable. On ne savait même pas si l'Etat existait ou non On n'en connaissait pas la capitale, car un jour une ville s'avisait de se proclamer telle, et le lendemain c'était le tour d'une autre. Les sceaux du gouvernement étaient perdus. On ne retrouvait plus les frontières. On les traçait , disait-on, avec de longues cordes, mais chacun tirait d'un côté ou de l'autre, et la nuit, un troisième venait effacer les signes de la journée."





Le cortège de la noce s'est figé dans la glace, écrit entre 1981 et 1983, dresse un portrait déchiré de l'état de cette province suite au soulèvement étudiant d'avril 1981. Au travers des accusations de plus en plus absurdes portées à l'encontre d'une femme médecin accusée d'avoir soigné des manifestants blessés et du procès en séparatisme qui lui est fait, Kadaré fustige la réaction du pouvoir serbe et dénonce la montée des nationalismes. 

"Martin Shkréli (...) savait aussi autre chose : si sombre et si sanglante que fût la vieille épopée des kreshniks, elle s'illuminait parfois du voile blanc des jeunes mariées, de la joie des noces qui allaient unir Serbes et Albanais. Une angoissante incertitude pesait toutefois sur ces unions : le cortège du fiancé n'atteignait jamais la maison de la jeune fille d'où il devait la ramener. Les Ores, Erinnyes slaves ou albanaises, figeaient soudain ce cortège dans la glace, comme des statues de pierre, avant le terme du voyage." 

J'ai retrouvé dans ce court roman, les pages d'anthologie sur l'absurdité des pouvoirs absolus, sur ces procès sans fin et surtout sans fonds, sur la montée de la méfiance entre anciens collègues, entre anciens amis. 

Les manifestations du Kosowo de 1981 sont considérées comme le début de la crise qui a conduit à la dissolution de la Yougoslavie.


samedi 27 janvier 2018

Andreï Makine : L'ARCHIPEL D'UNE AUTRE VIE, Seuil, 2016



Plaisir de retrouver Andreï Makine dans cette Sibérie qui lui est si chère.  Fascination pour la rudesse mais aussi la beauté de la nature qui y domine. Mais quand on lit Sibérie, on pense forcément à la relégation, au goulag et autres lieux de privation de liberté.

Makine sort des images toutes faites en provoquant, en 1952, la rencontre d'un jeune  adolescent, "orphelin" de parents dissidents, envoyé aux confins est de la Sibérie pour y faire une apprentissage de géodésie et Pavel, un homme qui, lui, s'est échappé d'un camp pour s'exiler sur l'archipel des Chantars et tout simplement y Vivre, mais alors avec un grand V, tant tout ce qu'il a connu avant l'archipel ressemble plus à de la survie. 

Le gros du roman est constitué par le récit de Pavel sur ses conditions de détention, mais surtout sur la mission dont il est chargé, avec quatre autres détenus, de capturer vivant un fugitif pour le ramener au camp. 

"L'évadé dut déchiffrer notre tactique. Il avait compris qu'il nous fallait le prendre vivant et que le chien ne serait pas lâché à ses trousses, mais surtout que personne parmi nous n'avais hâte de s'exposer à ses balles. Il ne donnait pas l'impression de vouloir nous distancer ni de se réfugier dans une cache, ce qui eût été facile au milieu des collines et des écheveaux de cours d'eau. Non, il progressait le long de la berge de l'Amgoun, passant dans la forêt quand les terrains marécageux rendaient cette marche riveraine impossible, traversait des petits affluents et, pour la nuit, choisissait un lieu assez exposé où nous ne pouvions par l'aborder sans être vus.  Dans l'obscurité qui d'une encre de plus en plus épaisse, remplissait la taïga, s'allumaient ses feux de bois - des appâts lumineux pour ceux qui seraient venus l'attaquer."

Le récit de Pavel terminé, nous retrouvons le jeune homme  bien des années après. Il a été marqué à jamais par cette histoire et cherche à retrouver Pavel.

"Dans leur exil me fascinait surtout le défi désespéré qu'ils avaient lancé au destin. La belle démence de leur évasion...
Il m'a fallu de longues années pour comprendre : non, c'est notre vie à nous qui était démente !  Déformée par une haine inusable et la violence devenue un art de vivre, embourbée dans les mensonges pieux et l'obscène vérité des guerres. Je me souviens d'en avoir parlé, un jour, à une amie américaine, pacifiste convaincue. Elle rétorqua en plaidant la nécessité des "bombardements humanitaires"... J'ai oublié s'il s'agissait, alors de Belgrade ou de Bagdad. Curieusement, cela me rappela le sujet de la thèse qu'écrivait jadis Pavel Gartsev, oui, la "légitimité de la violence révolutionnaire"...
Ce n'était pas les deux fugitifs mais l'humanité elle-même qui s'égarait dans une évasion suicidaire."

Ce pourrait être un roman d'aventure, mais c'est beaucoup plus, car l'auteur s'interroge sur la signification de ce refus de soumission à l'ordre établi, quel qu'il soit. Il nous entraîne à réfléchir à cet échange entre les deux évadés au moment où ils abordent l'archipel : 

"Et que... qu'est-ce qu'on va faire ici ?" 
La réponse vint, rendant insignifiante tout autre interrogation :
"Nous allons y vivre".