dimanche 27 mars 2016

Jean-Christophe Rufin : CHECK-POINT, Gallimard, 2015


Fort de sa propre expérience, Jean-Christophe Rufin interroge l'action humanitaire, sa motivation, sa finalité, voire ses limites.

Mais loin d'un discours bien-pensant et culpabilisant, il inscrit ces questions dans une sorte de "road roman", plein de suspens et de rebondissements.

Cinq Français, une femme et quatre hommes, conduisant deux camions d'occasion, sont envoyés en Bosnie, par une association caritative de Lyon, pour y apporter des vivres, des habits, des médicaments. 

Au fil du trajet, on découvre les raisons diverses qui ont entrainé ces personnes à s'engager dans ce qui va se révéler une aventure terrible. Mais on va voir également que les espoirs des uns, les illusions des autres, ne vont pas tenir face à l'ambiguité de leur démarche. Et bientôt, les rivalités, les soupçons, les antagonismes créent un climat de guerre au sein même de l'équipe. 

"C'était étrange à quel point elle avait changé, en se rapprochant de Marc. Avant et d'aussi loin qu'elle se souvienne, sa révolte était abstraite : elle détestait l'injustice du monde mais n'en voulait à personne en particulier. L'humanitaire lui avait donné le moyen de répondre à cette indignation diffuse. Ce n'était pas satisfaisant et elle avait été peu à peu conduite à s'engager plus directement, à renier le sacro-saint principe de neutralité. Finalement, elle avait suivi Marc dans son idéal de combat. Maintenant, pour elle, le monde n'était plus un magma que travaillaient les forces invisibles du mal. C'était un champ de bataille sur lequel s'affrontaient amis et ennemis. Jusque-là, elle n'avait jamais eu d'ennemi. Tout au plus avait-elle rencontré des adversaires. Ce n'était pas la même chose. Face à un adversaire, on lutte. Un ennemi, on l'élimine."

Les check-points tant redoutés, se révèlent finalement le problème le plus facile à résoudre. 

Jean-Christophe Rufin a décidé de placer cette épopée dans l'hiver blanc et implacable de la Bosnie, ce qui donne un aspect encore plus dramatique à la question essentielle qu'il pose finalement tout au long de son roman : la véritable aide à apporter aux victimes ne serait-elle pas de leur donner les moyens de se défendre en les armant ?

Mais dans la postface concise il va même plus loin et pose la question même de son engagement personnel :  "Des victimes que l'on a envie d'aimer d'un amour particulier : celui qui incite à prendre les armes".


lundi 14 mars 2016

Andreï Makine : LE LIBRE DES BREVES AMOURS ETERNELLES, Seuil, 2011


Plaisir de retrouver Andreï Makine et le regard plein de finesse qu'il porte sur les hommes et les femmes, regard qui, malgré un fort ancrage dans la société soviétique, tend à devenir universel. 

Dans ce roman-ci, il s'attache à présenter ces moments sublimes où l'on tombe amoureux, même si ce n'est que d'une silhouette, même si cela reste la fulgurance d'un instant. Des premiers émois de l'enfance aux rencontres fortuites à l'âge adulte, tout est dans cet éclat fugace, mais si fort.

Mais outre la poésie qui s'en dégage, ce roman présente aussi l'intérêt de nous raconter le quotidien en Union soviétique des années 60 jusqu'à la chute du système, avec ses mythes, ses espérances, ses désillusions et ses combats.

Aucune agressivité dans le propos, mais beaucoup d'ironie et d'humour. 

"Le statut d'amoureux libres s'apparentait à celui de vagabonds, de voleurs, de contestataires. Ce qui n'était pas faux : l'amour est subversif par essence. Le totalitarisme, même dans sa forme molle que notre génération a connue, avait peur devoir deux êtres enlacés échapper à son contrôle. C'était moins la pudibonderie d'un ordre moral qu'un tic de police secrète n'admettant pas qu'une parcelle d'existence puisse prétendre au mystère personnel. Une chambre d'hôtel devenait un lieu dangereux : les lois du monde totalitaire y étaient bafouées par le plaisir que les deux êtres se donnaient sans se soucier des décisions du dernier congrès du Parti. " 

C'est ainsi que le jeune couple ne trouve d'autre refuge qu'une salle de cinéma par une jour pluvieux.

"Soudain, physiquement, je sentis que la salle se crispait, prise d'un spasme violent, musculaire. Je perçus le craquement des fauteuils et le vide créé par des souffles retenus. Léonora qui serrait la main enfonça ses ongles dans mon poignet...
L'ovation qui éclata fut plus éruptive qu'à n'importe quel concert de rock. Je vis des spectateurs sursauter, agiter les bras dans un salut fébrile, embrasser leur compagne avec frénésie démente.(...) 
Or la séquence qui fut applaudie n'avait aucun relief dramatique et aurait même pu être coupée au montage tant sa place dans le sujet était minime. Un soir, le jeune journaliste, fuyant ses poursuivants, entrait dans un petit hôtel de province, demandait une chambre, le préposé lui tendait une clef en disant : "Tenez, monsieur, chambre numéro 14" (ou bien 15, ou 16, je ne me rappelle plus). Rien d'autre. Et ce fut ce bref échange, parfaitement anodin qui jeta la salle dans un état d'hystérie collective. Car les spectateurs furent brusquement mis en présence d'un miracle, lequel était donc, quelque part en Occident, u mode de vie strictement ordinaire. Un homme poussait la porte d'un hôtel et sans présenter une quelconque pièce d'identité recevait une clef !"

J'ai choisi ce passage, mais j'aurai pu choisir celui de la visite que quelques écoliers font à "la femme qui a connu Lénine". 

Chaque chapitre, est en soi une petite nouvelle, mais le roman trouve son unité par le fait que le livre se conclut avec les retrouvailles, bien des années plus tard, de l'homme qui fait l'objet du chapitre d'ouverture, quand tout jeune, il dessine déjà les apparatchicks avec des têtes de porcs.

Un auteur dont je ne rate aucune publication et qui me ravit toujours autant.

vendredi 4 mars 2016

Jean-Christophe Ruffin : IMMORTELLE RANDONNEE, Compostelle malgré moi, Gallimard 2013


Voilà un récit de voyage passionnant, car il ne s'agit pas d'un carnet de route, écrit au jour le jour, mais de la narration, après coup, de tout ce qu'il en reste.

On y perd en petites anecdotes, mais on y gagne et, oh combien, en réflexions sur le sens du chemin, que celui-ci soit un pèlerinage ou non. 

Pris comme une parenthèse qu'il s'offre à lui-même, le Chemin de Compostelle va lui révéler bien plus de choses sur lui-même que ce qu'il n'en attendait. J.-C. Ruffin nous livre ses sentiments, ses impressions et nous entraîne dans cette expérience plus riche de découvertes que ce qu'il ne s'y attendait.

"Les meilleurs souvenirs que j'ai gardés de la Cantabrie, je les dois aux moments où je me suis égaré. Un jour de pluie, je bifurquai à un croisement de sentier et me retrouvai perdu en pleine montagne. Là où le chemin ordinaire m'aurait retenu dans la plaine et au bord des routes, je me retrouvai à grimper une côte escarpée au milieu d'épais fourrés que vernissait la pluie. Tout en haut, je débouchais sur une longue crête plantée d'épicéas et d'eucalyptus. Par moments, le vent dégageait les brumes et découvrait la côte, loin en contrebas. (...) Je connus ce matin-là le bonheur d'être perdu dans la nature, sans coquille à repérer, sans bruit de camions ni lotissements déserts. Je m'orientai comme le font les montagnards, reprenant d'un coup la vision d'ensemble que l'on doit avoir lorsque l'on trace soi-même son itinéraire par monts et par vaux, fier d'avoir ôté de mon cou la laisse asservissante du Chemin."


Je n'avais jamais rien lu de Ruffin, je ne suis passionnée ni de marche, ni d'efforts physique, encore moins de religion, mais ce livre restera longtemps dans ma mémoire, car il porte en lui le retour sur ce qui fait de nous des humains, sans oripeaux, avec une franchise simple et directe.