samedi 26 mars 2011

Milena Agus : LE MAL DE PIERRES, Liana Levi, 2006

Publié deux ans avant "Battements d'ailes", ce roman raconte déjà, la fascination d'une jeune fille pour une autre femme, en l'occurrence sa grand-mère. Elle nous en dresse un portrait plein d'amour et d'admiration et l'on découvre petit à petit une femme à la fantaisie trop grande pour son époque, et son monde, pour qui l'écriture a été de tout temps, l'échappatoire lui permettant de supporter le rôle qu'on veut la voir jouer au quotidien.

De la jeune fille que l'on bat parce qu'elle écrit des lettres d'amour à ses prétendants, à la grand-mère qui confie, à sa petite fille, l'histoire de son unique amour pour un homme jamais revu, en passant par un mariage de raison, Milena Agus nous parle, sans en avoir l'air, de la lutte de cette femme pour parvenir à se faire aimer. Mais lorsque la narratrice trouve, par hasard, le carnet secret de sa grand-mère, le portrait est remis en question et tout est à reprendre.

C'est le deuxième roman de cette auteure que je lis et j'y ai pris autant de plaisir que la première fois, peut-être même plus, car il me semble plus profond et encore plus personnel. Milena Agus ne dit-elle pas dans un colloque en 2007 :

"J'ai découvert que l'écriture, contrairement à la musique, aux langues, au sport et aux autres matières apprises au lycée, rachète le réel, et d'une façon toute particulière. Prenez quelqu'un que personne n'aime, dans la réalité : si vous le transformez en personnage, vous pouvez le faire aimer beaucoup. J'ai écrit sur des gens qui n'avaient ni chance ni amour dans leur vie, en espérant qu'ils en trouvent au moins auprès de mes lecteurs".

samedi 19 mars 2011

Jacques Chessex : LE DERNIER CRÂNE DE M. DE SADE, Grasset,2009

Voilà un étrange roman, composé de deux parties distinctes, non seulement par l'époque, mais surtout par le style. La première pourrait être comparée à une peinture figurative, la deuxième à une oeuvre abstraite. La césure se fait au moment de l'enterrement de M. de Sade. Il y a vraiment un avant et un après la mort.
Dans la première partie, j'ai apprécié la représentation de ce vieillard (en 1814, à 74 ans, on était très vieux), rongé par la maladie, mais qui se bat jusqu'au bout pour que sa lutte contre la bienséance, contre l'obscurantisme de la religion,   contre la liberté de pensée et de mouvements, lui survive. Alors bien sûr, M. de Sade est dérangeant puisque pour exprimer son rejet de l'ordre établi, il se sert de pratiques sexuelles scandaleuses (à l'époque, mais finalement encore aujourd'hui).
Jacques Chessex nous raconte les derniers mois de ce prisonnier d'exception, sans éviter les côtés scabreux de la déchéance du corps, alors que l'esprit est encore vif.
"Doucet lui applique à la seringue un sédatif anal, M. de Sade a présenté le siège, l'eau chargée de laudanum ruisselle entre les fesses du vieillard qui pousse maintenant de petits cris de chiot, des couinements, un incessant gargouillis de gorge qui répond au gargouillement rectal."
Marquis de Sade
Mais ce qui m'a surtout intéressée, c'est qu'au moment où Chessex écrit ces lignes, il est lui-même en fin de vie, et on ne peut s'empêcher de voir une identification de l'auteur révolté, qu'il a toujours été, avec le divin marquis.
"Tout ce qui peut lui être agréable lui prolonge l'existence. Homme de passion, donc d'humeur, et d'éclats, une grenade toujours prête à exploser. Il serait faux de le prier. Laissez donc faire la Nature. C'est elle qui décidera du jour et de l'heure de notre ami. Il est déjà admirable, après la vie qu'il a menée, qu'il soit encore parmi nous, dressé contre la Mort comme la sentinelle de son propre destin !"
Mais encore :
"La conduite d'un homme avant sa mort a quelque chose d'un dessin au trait aggravé. Il y acquiert un timbre à la fois plus mystérieux, et plus explicite de son destin. Dans la lumière de la mort, dont le personnage ne peut ignorer entièrement la proximité, chacune de ses paroles, de ses actes résonne plus fort, de par la cruauté du sursis."
C'est ainsi que l'on suit Sade, dans à la fois sa préparation à la mort (il "ne cesse de recenser les titres de ses ouvrages, et leur nombre...") et à sa négation ou tout du moins son retardement, en se livrant de manière forcenée à des pratiques sexuelles mêlant douleur et plaisir.
Cependant, son principal souci devant la fin inéluctable est celle ne pas être autopsié et de n'avoir aucune croix sur sa tombe. Il le fait jurer plusieurs fois, au médecin et au prêtre qui l'assistent.

Vanité de Simon Renard de Saint André
Première partie passionnante donc. Mais que dire de la seconde ? Je n'y ai rien compris... Je n'ai pas suffisamment suivi Sade et les influences que son oeuvre a eues jusqu'à nos jours, pour apprécier les péripéties de son crâne, perdu, copié, retrouvé et doué de pouvoirs étranges. Il y est souvent question de vanité, et la présence de ce crâne ne peut que renvoyer  aux "vanités" picturales.
Je ne peux interpréter cela que comme une métaphore et me demande si, au final, Chessex ne joue pas sur les mots et si ce crâne de M. de Sade ne serait, en fait, pas un néologisme tiré du verbe crâner.

jeudi 10 mars 2011

Henry Miller : PREMIERS REGARDS SUR LA GRECE, Arléa, 1999

En 1939, Henry Miller fuit la France et la guerre et part pour la Grèce, où il rencontre notamment Georges Séféris. Miller lui voue une admiration et une amitié sans borne et lui adresse les notes qu'il a prises tout au long de son périple d'Hydra à Spetsai, d'Héraklion à la Canée, de Corfou à Zante, de Mycènes à Épidaure...
C'est une collection de billets, écrits sur le vif ou repris à tête reposée, sur son émerveillement, non seulement devant les vestiges de l'Antiquité, mais aussi et même surtout, face aux Grecs eux-mêmes, avec leurs générosité, leur drôlerie, leurs ruses et j'en passe. 
"Il (Minos) représentait l'art, la paix, le travail, la joie, le bien-être. La joie ! C'est cette qualité qu'exhale Cnossos, en dépit de ses tristes ruines. Et aujourd'hui encore, sur les visages des Crétois resplendit une lumière que je n'ai vue nulle part ailleurs en Grèce pour le moment. Leur regard est plein, brillant, sans peur ni malice. Ils n'ont pas l'âme mesquine. Ils vous observent par-dessous leur turban noir, comme devaient le faire les païens de l'Antiquité. Les souffrances et les privations endurées au cours des siècles n'ont pas assombri ces yeux clairs et honnêtes." 
On sourit parfois à certaines naïvetés quant à l'avenir de ce pays :

"Dans vingt ans, le pays sera méconnaissable. Il s'adapte à son époque avec un entrain presque japonais. Les habitants des îles s'habituent à tout. Ce sont ceux de plateaux les conservateurs. Où en sera la Grèce à la fin de la guerre ? Déjà, les hommes politiques prévoient l'appauvrissement des pays riches. La Grèce est pauvre. Elle est tout en bas de l'échelle. Je songe à nouveau aux Japonais. Et pourquoi les Grecs ne les imiteraient.ils pas ? Si un jour leur population atteint les vingt ou trente millions, il se passera quelque chose de fantastique. Leur curiosité est sans limites, leur énergie inépuisable. Il pourrait se produire une nouvelle guerre du Péloponnèse, au cours de laquelle la Grèce deviendrait une grande puissance et régnerait sur les Balkans. Quoi qu'il en soit, la situation progresse. Seul un tremblement de terre pourrait mettre fin à cet élan sans faille".
La langue est magique bien sûr, le verbe fort et l'émotion évidente.

"Aujourd'hui, dimanche, j'ai vu un phénomène miraculeux : la lumière qui habite les arbres. Elle perce littéralement le feuillage, créant un voile vert, vaporeux, un halo d'énergie, qui est l'aura même de l'arbre. Son âme est alors dévoilée. Les arbres sont baignés de sacré, de la pureté de leur propre essence. La séparation entre l'âme et le corps devient alors parfaitement distincte. C'est à vous rendre fou. Et plus encore au regard de l'austérité de la terre, du gris rosé, de la forme légèrement tibétaine de versants. Il n'y a plus de feuilles, il ne reste que des buissons verts et ivres, vivifiés par le vent." 

En relisant le "Colosse de Maroussi", j'avais été déçue, par rapport à la première impression que le livre m'avait faite alors que je ne connaissais pas la Grèce. Déçue surtout parce qu'Henry Miller me semblait y être préoccupé plus par son "nombril" que par ce qu'il vivait et découvrait. Avec ces notes - qui ont précédé l'écriture du "Colosse" - j'ai retrouvé le Miller que j'aimais. Et est-ce parce qu'il s'adresse à Séféris ? il fait même preuve de modestie, à sa manière :

"Tout cela est fort peu orthodoxe et peut-être typiquement américain. C'est aussi la preuve de la révérence que j'éprouve envers le véritable esprit grec. Je refuse les dates et les explications des savants. Je préfère inventer ma propre histoire de la Grèce, une histoire qui puisse correspondre aux merveilles incompréhensibles que j'ai vues de mes yeux."

mardi 8 mars 2011

Amin Maalouf : L'AMOUR DE LOIN, Grasset, 2001

Pour sa deuxième collaboration avec la compositrice Kaija Saariajo, Amin Maalouf a écrit un livret d'opéra basé sur l'histoire au temps des croisades, de Jaufré Rudel, troubadour et prince de Blaye.
C'est un opéra en cinq actes, et trois personnages : Jaufré, Prince de Blaye et troubadour (baryton), Clémence, comtesse de Tripoli (soprano) et Le Pèlerin (mezzo-soprano).

Jaufré s'ennuie et chante l'amour courtois sans but précis, au point que ses camarades le raillent et se moquent de lui. Mais le Pèlerin, lui apprend, qu'il y a forcément au monde, une femme digne de son amour. Jaufré n'aura désormais de cesse de chanter cette dame et l'amour "de loin" qu'il lui porte.

Arrivé à Tripoli, Le Pèlerin aperçoit LA femme qui ne peut être que la destinataire de ces poèmes : Clémence et s'empresse de lui révéler l'existence de cet amoureux fou

Clémence : Et il parle de moi dans ses chansons ?
Le Pèlerin : Il ne chante plus aucune autre dame.
Clémence : Et il... il mentionne mon nom, dans ses chansons ?
Le Pèlerin : Non, mais ceux qui l'écoutent savent qu'il parle de vous.
(...)
Clémence : Et que dit ce troubadour ?
Le Pèlerin : Ce que disent tous les poètes, que vous êtes belle et qu'il vous aime.
Clémence : Mais de quel droit, Seigneur, de quel droit ?
Le Pèlerin : Rien ne vous oblige à l'aimer, comtesse. Mais vous ne pouvez empêcher qu'il vous aime de loin.

Même "de loin", cet amour va porter et Clémence va, elle aussi, se mettre à ne plus penser qu'à cet inconnu.

La rencontre aura lieu au cinquième acte, mais Jaufré, tombé malade durant le voyage pour Tripoli, meurt dans les bras de sa bien-aimée, qui, de dépit entre au couvent.

Jusqu'au bout, cet amour restera sublimé :

Clémence :    Il est possible que Notre Seigneur ne veuille pas encore vous arracher à ceux qui vous entourent
Jaufré :         N'abusons pas des bontés du Ciel !
                     Je lui ai demandé la grâce de vous voir une fois avant de mourir, et vous voilà devant moi.
                     La dernière image que je garderai de ce monde est celle de votre visage et de vos yeux qui m'embrassent.
                     La dernière voix que j'aurai entendue, c'est la vôtre, qui cherche à m'apaiser.
                     La dernière sensation de mon corps de mortel, c'est ma main épuisée qui s'endort dans le creux de la vôtre.
                     Que demander de plus au Ciel ? Même si je vivais encore cent ans, comment pourrais-je connaître une joie plus entière ?

Cet opéra a été créé à Salzbourg, en août 2000 dans une mise en scène de Peter Sellars. Mais il a également été joué à Londres en 2009,  représentation dont voici une photo 


Le texte est léger, harmonieux, sans grandiloquence et se lit d'un jet. J'y ai pris du plaisir.

vendredi 4 mars 2011

Yasmina Khadra : L'IMPOSTURE DES MOTS, Julliard, 2002

Au tout début 2001, après trois ans d'exil au Mexique, Yasmina Khadra décide de s'installer à Paris et de se rapprocher ainsi de sa terre natale, l'Algérie. Dès la première nuit, le "spectre" de Kateb Yacine lui rend visite et le met en garde contre les difficultés qui l'attendent puisqu'il est un "apatride du verbe", ce à quoi, Khadra répond : "Tu es venu chercher quelque chose. Moi, je suis venu chercher quelqu'un." 

Tout est dit. D'un côté la relation des événements ayant suivi la publication de L'Écrivain, de l'autre le combat entre ces deux Moi, ce mélange improbable entre deux identités a priori incompatibles ?

La révélation de sa véritable identité, Mohammed Moulessehoul, officier supérieur dans l'armée d'Algérie entraîne Yasmina Khadra dans une valse médiatique effrénée. Les interviews s'enchaînent. On reconnaît la valeur de l'écrivain, mais on est déçu de le savoir militaire, et on se met à avoir des doutes sur sa participation aux massacres dont on accuse l'armée. 

"Armée de sa plume de tous les combats, elle (Françoise Aubenas) se jette dans la bataille. De toute évidence, elle n'aime pas le médaillon Khadra à cause de ses deux faces. Ne déteste pas non plus. Elle est surtout déçue. Elle s'attendait à des révélations fracassantes; elle n'a droit qu'à une inébranlable sincérité chiante comme une déclaration sur l'honneur. (...) Elle s'interdit de croire qu'il n'y ait pas anguille sous roche, que ce militaire fasse exception à la règle malgré son treillis de brute et l'immonde réputation de son institution.
De mon perchoir, j'observe la bataille rangée et ne souffle mot.
Le commandant Moulessehoul est déçu, lui aussi. Il croyait la guerre classée et est triste de se livrer à un duel de sourds où les armes pipées tirent misérablement à côté". 


mardi 1 mars 2011

Paul Bowles : L'EDUCATION DE MALIKA, Gallimard, Folio, 2010

Un nouvelle extraite du recueil "Réveillon à Tanger" que les éditions Gallimard ont décidé de publier séparément, car, selon l'excellente préface signée Claude Nathalie Thomas, "Bowles avait toujours souhaité une publication isolée, sans que ce texte soit accolé à l'un de ses nombreux recueils de nouvelles." "Dune certaine manière, dit-il, cette histoire est le contraire de la plupart de mes autres oeuvres de fiction".
En effet, pour une fois, "l'étranger", n'est pas un Européen "perdu" au Maroc, mais une Marocaine, qui parce qu'elle a accepté de monter dans la voiture d'un photographe, pense plus facile de le suivre, plutôt que de rentrer chez elle et d'affronter la colère de sa mère.
Suit un périple qui la mène de Tanger à Los Angeles, en passant par Madrid, Paris, Cortina et Lausanne. Rien de concret dans tout cela; tout semble se dérouler comme dans un conte, où la réalité de la situation n'a pas beaucoup d'emprise sur la soif d'apprendre de Malika, qui se laisse porter par les rencontres, sans pour autant n'en négliger aucune. Elle a l'insouciance de sa jeunesse et de son ignorance du monde.
Ce n'est certainement pas par ce livre qu'il faut commencer à aborder Paul Bowles, au risque de passer à côté de ce regard qu'il a porté sur lui-même d'abord et sur le monde ensuite. Mais, a contrario, Malika pourrait bien être le négatif (au sens photographique) de ce grand voyageur et nous en révéler la naïveté et parfois les craintes, face à des sociétés nouvelles pour lui.
"L'aspect de Los Angeles confirma Malika dans son idée qu'elle avait laissé derrière elle tout ce qui était compréhensible, et qu'elle se trouvait à présent dans un endroit complètement différent, dont elle ne pouvait saisir les règles."
"Cette nuit-là, allongée dans l'obscurité, attentive aux hurlements des sirènes de police, elle fut assaillie à nouveau par la sensation qui s'était emparée d'elle dans l'avion, celle d'être partie trop loin et d'avoir perdu tout possibilité de retour."