mercredi 12 janvier 2011

Jacques Lacarrière : LA POUSSIERE DU MONDE, Nil éditions, 1997

Jacques Lacarrière se fait poète pour nous conter le voyage de Yunus Emré au coeur de la sagesse soufie. 

Nous sommes au XIIIe siècle, en pleine Anatolie, dans un tekké "qui peut être plus qu'un lieu de culte et de prière, un enclos où l'on tenterait de rencontrer et de retenir l'infini." C'est après un long périple que Yunus y parvient, mais il a beau frapper à la porte, celle-ci reste close pendant trois jours et trois nuits. 

"Puisque cette porte ne s'ouvre pas lorsque Yunus y frappe, elle s'ouvrira peut-être s'il cesse d'y frapper. Logique de la steppe. Et de toute vie transfuge. Demeurer un intrus, oui, mais sans tapage. Un intrus décidé, entêté mais discret. Docile aux hasards des admissions et des refus"


Finalement accepté dans le tekké, Yunus balaie inlassablement la "poussière sournoise qui l'agace mais aussi l'intrigue. A force de s'élever sans cesse dans le brouhaha des troupeaux, au moindre pas des hommes et au moindre souffle de vent, elle finit par recouvrir toute chose ici, de la cour à l'immensité de la steppe. D'où vient-elle et comment se reproduit-elle ?" 

Et, à force de méditations, Yunus devient poète. 

"Quand il contemple ainsi le ciel, des poèmes, des chansons viennent parfois aux lèvres de Yunus. Parfois aussi, quand il balaie et s'interrompt soudain devant un souffle ou un phénomène imprévu. Ces chansons, ces poèmes, il est le seul à les connaître. Nul, au tekké, n'est au courant de ces compositions. D'ailleurs, nul ne les entend. Yunus les murmure, les fredonne à voix basse, pour lui-même et pour ceux qui l'entourent : les chiens, le vent et le mûrier. Le vent qui les reçoit et les emporte au loin. Vers qui ?" 

Pour découvrir pourquoi les norias pleurent, pourquoi les montagnes bougent, pourquoi les atomes dansent, Yunus va quitter le tekké et reprendre son errance, de monastère en monastère, passer par celui de Konya, foyer des derviches tourneurs, s'installer pour un temps dans celui de Suluca Karahüyük, où, officie Haci Bektas, dont la légende veut qu'il y soit venu de son Khorassan natal sous la forme d'une colombe. Yunus n'est pas un derviche fait pour vivre en confrérie, il est de ceux qui étaient vagabonds, mendiants, errants, qui allaient de tekké en tekké, vivant d'aumônes. Il va cependant rester un certain temps dans ce tekké pour bénéficier de l'enseignement de Haci Bektas

Haci Bektas
"Pour Haci Bektas, l'essentiel n'était pas dans les rites, la musique ou la danse, dans les formes extérieures et extatiques de culte, mais dans la pureté intérieure et la sincérité du coeur. La "recette" de son enseignement était à la fois simple et difficile à mettre véritablement en pratique : "Dis toujours ce que tu penses et fais toujours ce que tu dis". 

 Après avoir acquis la faculté de voir la nuit et l'ouïe spirituelle (déceler derrière les bruits quotidiens et anodins du monde, le message ou le chant divin qui s'y cache), Yunus poursuit son voyage dans la steppe immense et est accueilli sous la tente de nomades, où tout lui paraît irréel, "ou qui sait ? – un accident du temps mélangeant passé et présent." Et c'est après le prodige d'un repas apparu à la simple prière de ses hôtes, qu'il apprend que ces derniers, provoquent tous les jours ce "miracle" en chantant : 
"Nous avons plongé dans l'Essence 
et fait le tour du corps humain 
Trouvé le cours de l'univers 
tout entier dans le corps humain 
Et tous ces cieux qui tourbillonnent 
et tous ces lieux sous cette terre 
Les soixante-dix mille voiles 
dans le corps humain découverts...." 

Ce qui n'est autre que l'un de ses propres poèmes que le vent avait emporté. 

"Ainsi, il lui avait fallu venir jusqu'ici, en ce lieu de la steppe où jamais jusqu'alors il ne s'était aventuré, pour comprendre la portée et le sens de ses propres chants. Venir jusqu'à cette tente, ancrée entre rêve et réel, jusqu'à cette aube où ses mots l'avaient rattrapé, où découvrant le pouvoir insoupçonné de ses images, il était arrivé à la rencontre de lui-même. Ici, donc, s'achevait son errance et ici prenait corps le seuil de sa seconde vie."  

Ayant trouvé la Voie, il lui reste encore à trouver la contre-voie, c'est pourquoi, il revient à son premier tekké, précédé de sa réputation de "faiseur de chants qui font des miracles". Il passe désormais ses journées sur les rives d'un fleuve. 

"Car ce qui l'attend bien au-delà des fleuves et des rives, c'est un monde où les choses – et même les pensées – n'ont plus le même poids que sur la terre. Un monde sans pesanteur aucune. Où il faudra apprendre à se mouvoir, peut-être même à s'émouvoir avec des gestes lents et maladroits de cosmonautes abandonnés au vide, un monde où tout est pur vertige, comme celui que doivent connaître les anges la première fois qu'ils sont affrontés à l'Immense." 

Un livre lumineux, magistralement écrit, qui sans en avoir l'air nous initie à la pensée des soufis, un livre grâce auquel on comprend mieux le cheminement spirituel qui pousse certains hommes à devenir des fous de dieu, quel que soit ce dernier.

4 commentaires:

  1. je ne connaissais pas celui là je note!

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  2. Merveille des merveilles ce livre...

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  3. j'ai lu " l'été greque" et je fus amoureux de mon pays.Ce livre ici est poesie en prose.

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    1. En effet, l'Eté grec" reste un des plus bel homage à la Grèce.

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