samedi 1 août 2020

Moussaiou-Bouyoukou : CONTES D'ASIE MINEURE, Actes Sud, 1996


Une série de 18 contes, comme ceux que l'on nous racontait dans notre enfance, mêlant rois et pauvres, ogres et géants, princesses et braves. Ne croyant plus, depuis longtemps, à la venue du prince charmant, je me suis amusée à lire cet ouvrage du point de vue des représentations sociétales qu'il révèle.

Les hommes sont soit des rois très riches, soit des artisans pauvres, mais dotés d'une bravoure à toute épreuve lorsqu'il s'agit de libérer une des filles du roi en question. J'ai noté qu'il n'y a pas de reine. De même, dans le petit peuple, les pères des garçons ou des filles pauvres sont absents. Les enfants du peuples sont presque toujours ceux d'une pauvre femme. Les enfants des rois, sont le plus souvent des filles, soit uniques, soit allant par trois. Ces dernières sont souvent la récompense que le roi offre à celui qui aura bravé tous les dangers qui menacent sont royaume. 

Bien que venant d'Asie Mineure, ces contes populaires ne diffèrent pas vraiment des européens. J'y vois aussi une manière d'assigner une place à chacun dans des sociétés profondément inégalitaires, et surtout de faire accepter cet état de fait, en racontant combien d'efforts, de prouesse et d'audace il a fallut à ceux qui l'ont transgressé.

Mais que ces quelques réflexions ne vous empêchent pas d'apprécier la magie de l'imaginaire qui a été transmis de bouche à oreilles pendant des siècles et que Calliopi Moussaiou-Bouyoukou, née en 1904 dans cette Asie Mineure qu'elle dût quitter en 1920, a recueilli pour notre plus grand plaisir.

"- A présent, dit l'animal, écoute bien, car ce sera plus difficile qu'avant. L'eau de ce lac, c'est comme du verre en vérité. Si l'on y touche, elle vous change en pierre. Et, comme tu vois, il n'y a pas de pont pour traverser. Le château est construit sur un piton, et l'on ne peut se poser que sur le pourtour du rocher. Tu vas dégainer l'épée d'un pouce hors du fourreau, et moi je m'élèverai d'un pouce au-dessus du lac, sans l'effleurer. J'essaierai d'atterrir sur la bordure. Mais elle est étroite, et mes pattes arrière risquent de glisser dans l'eau et de se pétrifier. Dans ce cas, cherche la source qui jaillit à cet endroit, entre les roches. C'est de l'eau immortelle. Remplis-en ta gourde et jettes-en sur mes pattes pour les ranimer."


jeudi 11 juin 2020

Vanessa Springora : LE CONSENTEMENT, Grasset, 2020



Un livre courageux, un livre intelligent et un livre nécessaire. Nécessaire pour son auteure, mais aussi pour les lecteurs. Nécessaire pour se poser les bonnes questions et ne plus jamais retomber dans la lâcheté, la complicité face à l'impunité de ces prédateurs, qui, sous couvert de l'art, ont séduit et abusé des enfants et de jeunes adolescents.

Ce livre est courageux, car ce que nous dit Vanessa Springora, c'est sa propre histoire. Et elle le fait avec sincérité je dirais presque avec simplicité, tant elle reste sobre, se contentant de relater les faits sans hausser le ton, comme un acte d'accusation impitoyable mais rigoureux. 

Elle décrit parfaitement la stratégie de séduction que G.Matzneff a utilisé pour la soumettre à son bon plaisir. Elle explique clairement, son besoin de reconnaissance, sa curiosité, et la fascination qu'il a exercé sur elle, alors qu'elle n'avait que 14 ans. 

"Après chaque séance amoureuse où G. semble se repaître de mon corps comme un affamé, lorsque nous sommes tous les deux dans le calme de son studio, entourés jusqu'au vertige par des centaines de livres, il me berce dans ses bras comme un nourrisson, la main dans mes cheveux ébouriffés, m'appelle "mon enfant chérie", "ma belle écolière" et me conte doucement la longue histoire de ces amours irrégulières nées entre une très jeune fille et un homme d'âge mûr".   

Puis la petite comprend qu'elle n'est pas la seule, que les séjours que Matzneff a passés aux Philippines avaient pour but principal d'abuser d'enfants encore plus jeunes qu'elle, elle met fin à leur relation. 

Elle raconte notamment qu'elle demande de l'aide à Cioran, qu'elle croit être un ami, et la réponse de ce dernier est effarante :

"- V., me coupe-t-il d'un ton grave, G. est un artiste, un très grand écrivain, le monde s'en rendra compte un jour. Ou peut-être pas, qui sait ? Vous l'aimez, vous devez accepter sa personnalité. G. ne changera jamais. C'est un immense honneur qu'il vous a fait en vous choisissant. Votre rôle est de l'accompagner sur le chemin de la création, de vous plier à ses caprices aussi. Je sais qu'il vous adore. (...) Sacrificiel et oblatif, voilà le type d'amour qu'une femme d'artiste doit  celui qu'elle aime.
- Mais Emil, il  me ment en permanence.
- Le mensonge est littérature, chère amie ! Vous ne le saviez pas ?"

Mais il lui faudra de nombreuses années pour quitter l'image de fiction qu'elle a d'elle-même, pour ne plus être qu'une expérience parmi d'autres, qu'un prétexte pour produire des textes sulfureux encensés par la critique de l'époque.  

Enfin, un livre intelligent, car il pose la vraie question, celle du consentement ! 

On en a beaucoup parlé dans la presse et dans les médias à sa sortie. Vous pensez peut-être avoir compris de quoi il s'agit et qu'il n'est pas nécessaire de le lire, pour savoir quoi en penser, ce serait une erreur. Vous rateriez l'occasion de ne plus jamais vous laisser prendre par un anti-puritanisme, par une anti-censure mal à propos. C'est une chose de fantasmer, une autre de commettre des abus. 

dimanche 19 avril 2020

David Diop : FRERE D'ÂME, Seuil, 2018


Parce qu'il n'a pas su se libérer à temps de "la voix intérieure qui ordonne", Alfa Ndaye, tirailleur sénégalais durant la grande guerre, n'a pas pu achever son frère d'arme alors que celui-ci le supplier d'abréger ses souffrance. Mais maintenant, "il sait, il a compris". Désormais "ses pensées n'appartiennent qu'à lui" et il peut penser par lui-même. 

C'est ainsi que commence de roman, très court, mais d'une intensité effroyable. Tout y est : la colonisation, la boucherie des tranchées, l'impossibilité de communiquer, le poids des traditions, la souffrance de la perte d'un être cher, le besoin de vengeance, l'injustice et la folie humaine collective. Mais il y a plus : la magie du conte, le désir de se libérer, l'amitié au point de se fondre dans l'autre, la transgression des interdits.

"J'ai pensé que je n'en avais plus que sept parce que mon copain Jean-Baptiste le facétieux, le plaisantin, m'en a volé une. Je l'ai laissé faire parce que c'était ma première main coupée et qu'elle commençait à pourrir. Je ne savais pas encore quoi en faire. Je n'avais pas encore eu l'idée de les sécher comme les femmes des pêcheurs de Gandiol le font du poisson."

De héro à l'audace sans pareille, Alfa fait peur, sa "bravoure " devient folie. Alfa dirait qu'il est enfin lui-même. N'abrite-t-il pas désormais celui qui est "plus que son frère", son frère d'âme.

Un roman riche et puissant qui, s'il se lit d'une traite, mérite certainement une deuxième lecture tant il offre de facettes et d'angles de vue. 

Les lycéens qui lui ont décerné le prix Goncourt 2018 ont fait preuve d'une belle maturité !

jeudi 16 avril 2020

Sylvain Tesson : LA PANTHERE DES NEIGES, Gallimard, 2019


Connaissant le goût de Sylvain Tesson pour l'aventure et les expériences extrêmes, il n'est pas étonnant qu'il ait accompagné son ami Vincent Munier dans la quête de l'un des animaux en voie de disparition, dans les confins du Tibet, à près de 5000 m. d'altitude et par des températures de -20° à -30°. Le maître mot de ce roman, c'est la patience. Car il en faut pour rester à l'affût, sans bouger, sans parler, sans fumer (même le cigare !) alors même que l'apparition de la panthère des neiges est plus qu'improbable. 

"Certaines nuits, rêvassant sur une terrasse parisienne du cinquième arrondissement, je me voyais au  calme dans une chaumière de Provence, mais je chassais aussitôt la vision pour imaginer la piste aux aventures. Incapable de me fixer une direction unique, hésitant entre l'arrêt et le mouvement, soumis à l'oscillation j'enviais les yacks, monstres cadenassés dans leur déterminisme et par là même dotés du contentement d'être ce qu'ils étaient, postés là où ils pouvaient survivre. (...)
La bête, elle, se cantonnait par nécessité au milieu où le hasard l'avait enfermée. L'encodage la prédisposait à survivre dans biotope, aussi hostile fût-il. Et cette adaptation la rendait souveraine. Souveraine parce que dénuée d'envie de se trouver ailleurs." 

Je dois avouer que contrairement à l'unanimité des éloges qui ont été portées à cet ouvrage, je suis restée un peu sur ma faim. Je n'y ai pas retrouvé la profonde sincérité que la forme du journal avait apportée à son livre : "Dans les forêts de Sibérie". Que Tesson ne soit pas à l'aise avec la modernité, on le sait bien maintenant, mais ses aphorismes qui me paraissent parfois gratuits m'ont semblé malheureusement et paradoxalement souvent mêlés de "parisianisme". Peut-être que le manque d'immédiateté dans l'écriture en est la cause.

Il n'en reste pas moins que cet apprentissage de l'affût, que cet hymne à la beauté en font un très bon récit d'aventures mêlé à quelques considérations philosophiques intéressantes.



mercredi 8 avril 2020

Kostas Moursélas : LES ENFANTS DU PIRÉE, Cambourakis, 2012


Le narrateur, Manolopoulos, ne sait pas très bien comment commencer à dresser le portrait de Louïs, son ami de toujours, qui n'est "pas vraiment petit, pas vraiment laid, pas vraiment beau, pas vraiment paresseux, pas vraiment illéttré, pas vraiment athée". Va-t-il commencer par son mariage ? Ou bien pas comment il a été coincé et forcé à se marier ? Faut-il parler de Fatmé, celle qu'il a sauvé de la prostitution tout en essayant de la "refourguer" à son copain ? Bref, Louïs et indéfinissable, si ce n'est pas l'adjectif "libre". 

Dans le Pirée d'après la guerre civile, alors que la chasse aux communistes bat encore son plein, une bande d'amis, découvre l'amour, le sexe, la politique. La première partie se contente de nous narrer les nombreuses aventures des uns et des autres, mais dans lesquelles, un personnage sort toujours du lot, le fameux Louïs.

"Un caporal est venu, suivi d'un troufion, et ils se sont plantés devant nous.
- Eh ! mec, ramène-toi, le commandant te demande. Suis-nous, a-t-il dit à Louïs. Et lui, en aristocrate de naissance, il a siroté les dernières gouttes de son thé, il a ramassé les cigarettes et, le briquet dans le creux de la main, il s'est levé.
- Allez, magne-toi ! T'es pas invité à un cocktail !
Le caporal lu a donné une bourrade. Le paquet et le briquet sont tombés par terre. Il a fait mine de se pencher pour les ramasser.
- Laisse-les ! T'en auras pas besoin, lui a dit le soldat en posant son godillot dessus.
Et il les a écrasés en rigolant.
J'allais me lever pour protester. Le caporal m'a fait rasseoir.
- Toi, tu la fermes !
- Ce n'est pas la peine, Konstandis, a ajouté Louïs. Ce sont des potes. On va s'arranger en route.
Et il m'a fait un clin d'oeil.
J'étais sûr qu'avant d'arriver au quartier général, il les aurait si bien cuisinés que tous deux se rangeraient de son côté.
Louïs, on ne peut ni le haïr, ni lui en vouloir Il ne fait pas partie de ces hommes que l'on peut ignorer ou oublier. (...)
Juste avant qu'ils ne disparaissent, j'ai eu le temps de voir le caporal sortir son paquet de cigarettes pour lui en offrir une et l'autre sortir son briquet pour la lui allumer."

Mais le temps passe, les amis mûrissent, apprennent un métier ou font des études, ils se marient, pas toujours avec celle qu'ils aiment, souvent en fonction des intérêts économiques des familles. Tous ? Non, bien sûr, pas Louïs qui passe d'un petit boulot à un autre, d'une femme à une autre, mais qui reste toujours fidèle à ses principes et à son ami Manolopoulos, qu'il exhorte de se sortir du conformisme ambiant. 

Un roman touffu, dont j'ai perdu quelques fois le fil, mais qui a su me retenir jusqu'au bout grâce à des passages magnifiques dus à l'acuité du regard que Moursélas porte sur la société petite bourgeoise athénienne, avec ses rêves et ses angoisses, et de laquelle au moins une femme semble s'être échappée grâce à l'exemple de Louïs. Quant au Manolopoulos de narrateur, même si la fin de l'histoire n'est pas celle qu'il a toujours espérée en secret, il se pourrait bien que le fait d'écrire enfin l'histoire de la bande sera à même de lui faire accéder à cette liberté que son ami lui a toujours enjoint de prendre à pleins bras. 

lundi 10 février 2020

Mariama Bâ : UNE SI LONGUE LETTRE, Le serpent à plumes, 2001


Sorti en 1979 au Sénégal, ce livre témoigne de l'engagement de Mariama Bâ dans la lutte pour l'émancipation des femmes de son pays d'abord, mais de toutes les femmes.

Il s'agit de la lettre qu'une femme envoie à sa meilleure amie, alors que son mari vient de mourir. Elle lui rappelle leur jeunesse commune, celle qui les a vu, toutes deux, épouser un homme qu'elles avaient choisi, en dehors des conventions traditionnelles, de leurs échanges intellectuels sans fin, et surtout de la complicité qui liaient les quatre amis. Elle se souvient du bonheur jusqu'au jour où... le mari de l'amie prend une deuxième femme, jusqu'au jour où... son propre mari prend une deuxième femme. Elle y explique pourquoi, contrairement à son amie qui s'est séparée, elle a décidé de rester, de tenir bon, un peu par nostalgie, beaucoup parce que "j'ai fait (le) choix que ma raison refusait mais qui s'accordait à l'immense tendresse que je vouais à Modou Fall". (son mari).

Elle refuse d'ailleurs les propositions de mariage qui lui sont faites à peine son veuvage entamé. Elle ne perd pas espoir d'une "autre chose à vivre. Et cette "autre chose" ne pouvait être sans l'accord de mon coeur".

Puis elle raconte les enfants - elle en a 12 ! - les doutes sur l'éducation. L'aînée qui "tombe enceinte" alors que ses études ne sont pas terminées, la décision de la soutenir.

" On est mère pour aimer, sans commencement ni fin. (...) On est mère pour affronter le déluge. Face à la honte de mon enfant, à son repentir sincère, face à son mal, à son angoisse, devrais-je menacer ?"


Par cet ouvrage, Mariama Bâ dresse le constat de la prise de conscience par les femmes du statut qui leur est fait dans la société et de leur lutte, au quotidien, pour maintenir une dignité si souvent mise à mal. 


vendredi 1 novembre 2019

Daniel Pennac :MESSIEURS LES ENFANTS, Gallimard, 1997


Un livre beaucoup plus sérieux que ce qu'il veut bien laisser paraître au premier abord. En effet, on sourit beaucoup à la lecture de l'aventure qui frappe trois enfants dissipés et leur professeur. Ce dernier n'a-t-il pas l'idée saugrenue d'imposer une rédaction en guise de punition, rédaction dont le sujet est : "Vous vous réveillez un matin et vous constatez que, dans la nuit, vous avez été transformé en adulte. Complètement affolé vous vous précipitez dans la chambre de vos parents. Ils ont été transformés en enfants. Racontez la suite".

Forcément, Pennac ne se contente pas de nous raconter les affres des gamins, il s'y colle lui-même, et parce que "l'imagination ce n'est pas le mensonge", l'impensable se produit bel et bien.

"Qu'est-ce que vous voulez dire, avec votre cran? Vous croyez qu'il faut du courage, pour faire vos devoirs à la con ? Décrivez votre famille par-ci, décrivez votre famille par-là !... Vous savez qu'il y a pas plus chiant que vos rédacs de merde? Vous en avez déjà fait une, vous de vos rédacs ? Une seule ? Non ? C'est ça, votre "cran" à vous ? Demander à des élèves de faire ce que vous êtes même pas capable de faire vous-même ?
La classe de M.Crastaing, habituée pourtant au silence, sentit dans celui qui suivit une qualité plus... comment dire...
- Monsieur Pritsky, dit finalement un Crastaing très maître de lui, notre rendez-vous est pour jeudi.
- J'irai pas, à votre rendez-vous ! hurla l'homme au pantalons trop courts. Vous pouvez vous le coller au cul, votre tête-à-tête de merde ! C'est fini, tout ça ! Plus jamais, les "petites conversations avec monsieur votre père" ! Vous m'entendez ? Plus jamais !"

Une manière bien à lui de poser, une fois de plus, les problèmes du système scolaire, de la relation des parents avec cette institution et surtout, surtout des relations parents-enfants, enfants-adultes. 

La revanche du cancre !

samedi 19 octobre 2019

Jean-Christophe Rufin : LE TOUR DU MONDE DU ROI ZIBELINE,


Voilà plusieurs fois qu'une amie, fan de Jean-Christophe Rufin, me prête des livres de cet auteur (Katiba, Check Point, Le Parfum d'Adam notamment) et que finalement je ne trouve rien à en dire.

Autant j'avais aimé son Immortelle randonnée qui relatait son périple sur les chemins de Compostelle, ouvrage dans lequel il s'impliquait et semblait nous livrer ses impressions avec sincérité, autant je trouve que les choix narratifs qu'il fait dans ces deux ouvrages ainsi que dans ce "tour du monde" sont empreints de bien pensance, de politiquement correcte et manquent totalement d'implication. 

Même si je reconnais qu'à chaque fois les sujets sont travaillés et fouillés, mais justement le travail se sent..., ce ne sont ni des reportages ni de vrais romans. La trame qui soutient le propos apparaît au grand jour et l'intérêt de l'histoire en est amoindri. On voit tout au long des récits l'intention "politique" de l'auteur.

A partir des mémoires du comte Benjowski, il y avait de quoi faire un vrai livre d'aventures, plein de mouvements et de rebondissements, au lieu de quoi, on a un récit monocorde (je devrais dire "bicorde" puisque la femme du comte y a également sa part), un récit linéaire, sans doutes et sans interrogations. 

Entre parenthèse, Rufin présente la femme de Benjowski comme une féministe avant l'heure, mais lui-même ne lui réserve que la part sentimentale de leurs aventures ! 

Dommage !

dimanche 23 juin 2019

Alejo Carpentier: LA HARPE ET L'OMBRE, Gallimard, 1979


Pourquoi donc proposer la canonisation de Christophe Colomb ? La mérite-t-il vraiment ? C'est la question que se pose Alejo Carpentier. Et pour y répondre, il se glisse dans la conscience du navigateur qui, à l'heure de sa mort, attend la venue de son confesseur.

L'auteur retrace, non sans un certain sens de la dérision, les aventures du marin - pas si bon que cela, à ses propres dires -de son obsession à trouver la terre que les Vikings avaient déjà abordée et dont le souvenir traînait encore dans les confins de l'Islande, de sa ténacité à ne jamais dévoiler son secret, de la duplicité de la reine Isabelle et de sa soif de reconnaissance, dut-il pour cela instaurer le commerce d'esclaves.

"Mais le monde était impatient de s'arrondir. Et moi je brûlais d'une impatience pus vive encore, empêtré que j'étais de nouveau dans des imbroglios, des controverses, des cogitations, des démonstrations, des arguties, des discussions - quel merdier ! - des cosmographes, géographes, théologiens, que j'essayais de convaincre du bien-fondé de la haute utilité de mon entreprise : mais, comme toujours, je ne pouvais découvrir mon grand secret celui que m'avait révélé Maître Jacob pendant les nuits blanches de la Terre de Glaces". 

Ecrit dans une langue où le rythme des phrases rappelle les ondulations de la joule, ce roman se termine par un pied de nez à la grande Histoire et au mythe qui a permis à une civilisation de se croire supérieure et donc dans son bon droit.

Du grand art littéraire et une lecture jouissive !

mercredi 5 juin 2019

Inès Cagnati : GENIE LAFOLLE, Denoël 1976


Marie suis inlassablement sa mère, d'une ferme à l'autre, sur des chemins de terre où elle peine, de ses petites jambes à garder le rythme. A peine croit-elle la rejoindre, que celle-ci reprend sa route en lui disant : "Ne reste pas dans mes jambes".

Inès Cagnati utilise le "je" et se met dans la peau de cette petite fille qui souffre de voir sa mère, que tout le monde appelle "Génie la folle", s'échiner aux travaux des champs, ne jamais se plaindre, ne parler à personne et garder toujours un regard lointain et vide. 

Comme une complainte l'auteur dit et redit la peur de la petite de voir sa mère la laisser, ne pas revenir, mais toujours la mère revient et même si la seule chose qu'elle dise soit "couche-toi", le coeur de Marie "devient fou".

"Enfin, le soir venait. Je rentrais à la course. J'attendais son retour dans le chemin, assise sous l'églantier aux branches retombantes. Dès que j'entendais son pas, je me dressais, le coeur four. Arrivée près de moi, elle disait : 
- Rentre à la maison.
et je rentrais derrière elle, avec Rose.
Je voulais toujours lui dire que j'étais là à l'attendre, que j'étais si contente, si contente qu'elle soit revenue ce soir encore, que moi je l'aimais. Mais elle avait le visage plein de silence."


Mieux que n'importe quel traité Inès Cagnati nous parle de la condition féminine, de la place qui lui est réservée dans une société patriarcale où la maternité est souvent un moyen de  la dominer et de la posséder, où la révolte contre cet ordre se paie par la mise à l'écart et où la "folie" vaut mieux que le déshonneur d'une famille. 

vendredi 10 mai 2019

Henning Mankell :LES BOTTES SUEDOISES, Seuil, 2016


Dans l'incendie de sa maison, Frédérik, soixante-dix ans, vivant solitaire sur un des îlots d'un archipel suédois, ne voit pas seulement son passé disparaître, il appréhende soudain le peu d'années qui lui restent à vivre.

La vieillesse et son cortège de diminution d'énergie, de regrets et de remords s'impose, mais cela n'empêche pas les désirs, les fantasmes, le besoin de rependre peut-être ce qui a été raté autrefois. 

Reprendre contact avec les voisins, avec une fille perdue de vue et qui évolue désormais dans un monde si différent, espérer un dernier amour sans oser franchir le pas, connaître la joie de devenir grand-père, mais aussi la déception de la trahison d'un ami.

"Pendant qu'elle me regardait, j'ai té envahi par une rage incontrôlée, qui a disparu aussi vite qu'elle était venue. J'ai bien peur de nourrir, au fond de moi, une sorte de ressentiment désespéré vis-à-vis de ceux qui vont continuer de vivre alors que je serai mort. Cette impulsion m'embarrasse autant qu'elle m'effraie. Je cherche à la nier, mais elle revient de plus en plus souvent à mesure que je vieillis."


Sous un faux air de polar, c'est un roman à la fois sombre et triste, mais pas déprimant car il est empreint d'humanité et de sincérité. 

mardi 12 mars 2019

John Irving : JE TE RETROUVERAI, Seuil, 2006


Oh, oui ! Il faut bien quelques 850 pages à John Irving pour raconter l'histoire de Jack Burns en respectant la règle de la stricte chronologie qu'impose la psychiatre de son personnage. 

Né de la rencontre fortuite d'une tatoueuse et d'un organiste, le petit Jack est trimbalé par sa mère au travers de toute l'Europe du Nord. Elle recherche le père de Jack en suivant un chemin de piste jalonné d'églises aux orgues les plus célèbres en passant par les boutiques de tatouages non moins reconnues. Après plusieurs années d'errance infructueuse, il est temps de mettre l'enfant à l'école et le choix se porte sur une école  de Toronto, réservée jusque là aux seules filles. 

Ces deux premières parties du livres sont écrites avec entrain, brio et se prêtent à une lecture jouissive. On y retrouve les constantes de Irving : l'absence du père, le sport de lutte, l'éveil sexuel. C'est ainsi que le petit passe de "Pas devant Jack" de sa mère, à "Tu vas pas tarder à le savoir" de son amie Emma pour finir par "être trop grand" pour rejoindre le lit de sa mère suite à un cauchemar. 

La suite du roman, avec les difficultés de maintenir une relation harmonieuse et un tant soit peu sur la durée, le succès à Hollywood jusqu'à la perte des deux personnes qui ont le plus compté pour lui, sont moins enlevées et j'y ai ressenti quelques longueurs. Le rythme reprend cependant à partir du moment où Jack découvre la vraie nature de sa mère.

"- Je veux aller chez moi, chuchota Alice. Si tu tiens à chuchoter, je vais le faire aussi, dit-elle en grimpant dans le lit d'Emma.

Curieusement, c'était son sein gauche, du côté u coeur, qui paraissait ravagé -non pas le sin qui avait subi l'ablation de sa tumeur.Son tatouage coeur brisé avait la couleur bleu sombre d'une contusion, le "te" écrit en cursive n'avait désormais pas plus de sens que l'inscription, à la morgue, sur l'orteil d'un parfait inconnu.(...)

-Où, M'man ? (Jack savait ce qu'elle voulait dire; simplement il voulait savoir si elle était capable de le dire.)

- Je veux dire : au milieu des aiguilles, chéri, dit sa mère. Il est temps de m'emmener dans mes aiguilles.

Comme on pouvait s'y attendre, voilà ce que signifiait "aller chez elle" pour Alice."

Mais John Irving retombe sur ses pattes et la dernière partie nous réserve encore de belles surprises et encore plus d'émotions.

vendredi 15 février 2019

Laurent Gaudé : SALINA, LES TROIS EXILS, Actes Sud, 2018


Laurent Gaudé nous offre ici un roman qui tient de la tragédie antique, du conte d'un griot, des légendes et de la mythologie. 

Dans un pays où c'est le cimetière qui décide d'ouvrir ses portes, où Charon n'exige pas une pièce, mais le seul récit de ce que fut la vie du défunt, où seuls les étrangers ont droit à ce passage, parce que "la ville a soif" des histoires qui viennent de loin, un fils, Malaka, restitue la vie de celle qui fut sa mère, Salina.

Au début, il y a un cavalier, surgi du fin fonds du désert, qui , sans un mot, dépose au sol un bébé hurlant de faim. Le clan des Djimba n'ose l'approcher et se contente de le regarder pleurer en espérant que le soleil ou les hyènes auront raison de ses cris. Jusqu'à ce que l'une des femmes du clan, décide de braver l'interdiction tacite et le prend dans ses bras. "Par le sel de ces larmes dont tu as couvert la terre, je t'appelle Salina".

Dès le deuxième chapitre, Salina vieillie et sachant sa fin proche, enjoint son fils à l'emmener au-delà de la montagne que personne n'a jamais franchie afin de ne pas être enterrée dans le désert qui l'a vue se battre et se venger d'un destin qui ne lui a épargné aucune douleur.

"Malaka s'arrête, laisse un temps l'air doux du soir passer sur son visage. Personne autour de lui ne bouge. Aucun bruit ne vient interrompre ce silence. Il a besoin de respirer plus profondément. Il sait ce qui vient, il sait ce qu'il va devoir raconter. Il faudra parler du corps de sa mère qui n'était qu'une enfant, de ce corps qui avait commencé à saigner comme une fille, et qui pouvait être fécondé comme une femme. Il faudra parler de sa mère avec sensualité, du désir qu'elle faisait naître, du désir qu'elle avait en elle et sur lequel tous ont craché. Il va le faire. Il n'a pas peur. Il doit juste prendre son temps."

Mariée de force, violée le soir de ses noces, Salina met au monde un premier enfant que, telle une Médée, elle rejette et se contente de nourrir. "Je le prends, regarde. Je le nourris oui. Mais il n'aura rien de moi. (...) Qu'il sente je plie face à toi, cela me va. Il comprendra alors qu'il a une mère par obéissance et en restera troué à jamais".

Forcée à l'exil après la mort de son mari, elle couve en son sein un tel besoin de vengeance qu'elle met au monde un enfant-colère qui lui apportera une revanche bien amère.

Ce n'est que grâce à la sagesse de celle qui a épousé celui qu'elle aimait, qu'elle trouvera enfin la paix.

Comme toutes les tragédies, celle-ci nous parle aussi de notre présent, de l'accueil ou non de l'exilé et de la difficulté de dire et de connaître ses proches.

Un roman court, mais intense qui laisse un sentiment lumineux.


samedi 9 février 2019

Gilles Ortlieb : L'ARBRE-SERPENT, Bordas, 1982


Gilles Ortlieb, réunit dans cet ouvrage cinq contes populaires grecs, de ceux "que l'on se faisait raconter par une grand-mère ou un vieil oncle, qui les tenaient eux-mêmes de leur arrière grand-mère ou de leur grand-oncle" du temps où, en Grèce, "les habitants des villages se connaissaient tous par leur prénom et où les ânes étaient encore le plus sûr moyen de circuler".

De "L'arbre-serpent" aux "Mésaventures du paysan" en passant par "Les trois bons conseils", ils nous racontent tous la revanche d'un petit peuple pauvre qui par son ingéniosité, sa rouerie parfois, parvient à s'enrichir et à sortir de sa condition.

"Quant au paysan, il fut de retour chez lui le soir même, pas fâché au fond de sa mésaventure puisqu'il en revenait, chaussé de neuf, sur un cheval fringant, au lieu e la vieille chèvre et du petit âne sur lequel il était parti."

Pas de morale chrétienne, d'ailleurs la religion en est totalement absente. Il faut croire que ces contes tiennent plus des épopées antiques que des histoires destinées à faire accepter sa condition et à s'en contenter.

On y trouve souvent une part de magie ou d'extraordinaire que ce soit celle d'un serpent généreux, d'un renard forcément rusé ou d'une femme dont le fils n'est autre que le soleil en personne.

" Et le dimanche suivant le maçon reprit son luth et retourna dans le jardin. Le serpent était déjà là, qui l'attendait. Comme la première fois, tous les deux chantèrent et dansèrent jusqu'au soir, puis le serpent s'éclipsa, abandonnant à nouveau une bourse remplis de pièces d'or".

Seul le dernier conte, celui du "Couseur de sacs" nous présente un homme trop malheureux, trop résigné, persuadé suite à un rêve, que la source de sa destinée "c'est moi, moi seul, qui l'ai bouchée". Le généreux gouverneur qui l'avait pris en sympathie doit s'y prendre à trois fois pour le sortir de son état.

"- Tiens, prends-les, (des pièces d'or) elles sont à toi... J'ai voulu t'aider à déboucher la source que toi-même avait bouchée en rêve, mais tu n'as rien voulu savoir. J'espère cette fois que tu feras un bon usage de cet or et que je ne t'entendrai pus jamais chanter ta triste complainte... Allez, va et ne me remercie pas. Bonne chance !"

On imagine aisément que ces contes, à défaut de changer vraiment leur condition, apportaient un peu d'espoir à ceux qui les écoutaient.

mardi 5 février 2019

Pierre Lemaitre : TROIS JOURS ET UNE VIE, Albin Michel, 2016


Décidément, quand un auteur a du talent, il peut se permettre de traiter aussi bien des gueules cassées de la grande guerre que d'un simple fait divers.

Dans une bourgade où les notables "ventripotent", les ouvriers travaillent encore, même si l'unique usine fait face à quelques problèmes, où les curés prêchent, où les bigotes minaudent, où les enfants jouent et se disputent comme partout ailleurs, le ronron de la quotidienneté va être chamboulé par la disparition d'un petit garçon suivie immédiatement après par la fameuse tempête Lothard.

Mais celui dont la vie bascule, durant ces trois jours de 1999 alors qu'il n'a que 12 ans, c'est Antoine. Car si le petit a disparu, c'est de sa faute. Et pourtant, malgré l'enquête de la gendarmerie, les battues de recherche vite abandonnées en raison de la tempête, son secret restera bien gardé.

Et c'est là où le talent de Lemaitre intervient. Car si les angoisses d'Antoine nous tiennent en haleine, les adultes de son entourage semblent tout faire pour que le scandale n'éclate pas, tout faire pour ne pas voir la culpabilité qui transpire de l'affolement du jeune adolescent.

"Sur la disparition de Rémi et le rôle qu'Antoine y avait joué, elle ne savait rien de précis, n'importe qui aurait été submergé par des images sordides, de l'épouvante à l'état pur, mais Mme Courtin, elle, avait sa méthode. Elle élevait entre les faits qui la dérangeaient et son imagination, un mur haut et solide qui ne laisser filtrer qu'une angoisse diffuse qu'elle atténuait grâce à une quantité inouïe de gestes habituels et de rituels intangibles. La vie doit toujours reprendre le dessus, elle adorait cette expression. Cela signifiait que la vie devait continuer de couler, non pas telle qu'elle était mais telle qu'on la désirait."

Il n'empêche, Antoine va vivre avec l'angoisse de se voir démasqué et son destin en est complètement bouleversé. 

Jusqu'à la fin, Lemaitre entretient un suspens qui nous empêche de poser le livre pour passer à une autre activité et les toutes dernières pages remettent en question les certitudes accumulées tout au long du récit. Du grand art, et en plus sans prétention !